La fermeture des salles de cinéma entraîne dans son sillage la mort programmée du métier d’ouvreuse. Récit poignant de ces femmes, derniers témoins d’une époque où l’on allait voir un film comme on allait au théâtre.
Il est presque 16 h dans ce cinéma du centre-ville de Casablanca. La séance va bientôt commencer. A l’affiche, un film égyptien qui n’attire pas les foules. Quelques couples compostent timidement leur ticket avant d’être accueillis, dans les escaliers, par les deux ouvreuses du jour, Fatima et Aïcha. Avec un petit pourboire en poche, Fatima conduit un jeune couple d’étudiants et les place dans la salle. Pendant ce temps-là, Aïcha fait le tour de l’orchestre avec son panier de sodas et biscuits, sans grande conviction. Les chuchotements se mélangent à la musique d’ambiance jusqu’au début du film. Fatima ferme les portes de la salle et sort sa lampe de poche, pour placer les retardataires. C’est une “Moulat l’pile”, une femme à la lampe de poche, un personnage emblématique des salles obscures, un passeur entre l’obscurité et la lumière. Malheureusement, leur nombre ne cesse de décroître, la profession disparaît et, avec elle, l’ambiance magique des salles de cinéma.
L’âge d’or
Le hall du balcon où Fatima nous rejoint semble figé dans le temps : un grand bar et de longs tabourets rappellent cet âge d’or où les cinémas étaient pleins à craquer. “L’orchestre et le balcon peuvent accueillir 1200 personnes, mais depuis des années on ne fait pas plus de 80 personnes”, explique-t-elle. Depuis son entrée en poste dans cette salle en 1982, les choses ont beaucoup changé. “Je me souviens de certains films comme Lhal de Nass El Ghiwane, Un Amour à Casablanca ou encore Midnight Express et l’engouement que ça suscitait. Le cinéma était déjà complet à 13h30 et les tickets se négociaient au marché noir”, se rappelle Aïcha, nostalgique de cette époque révolue. “Quand on passait un grand film, on faisait sortir tous les spectateurs de la première séance et on en faisait entrer de nouveaux pour que tout le monde puisse voir le film. Evidemment, ça nous faisait plus de rentrées d’argent”, surenchérit Fatima.
De cet âge d’or des salles de cinéma, il ne reste que les souvenirs des gens de bon aloi qui venaient en famille, pour voir un bon film. A l’époque, pour assurer le service, les ouvreuses étaient d’une grande élégance. “Nous allions chez le coiffeur trois fois par semaine avec nos propres moyens, nous étions toujours bien maquillées et portions toutes le même uniforme. Nous devions être impeccables”, ajoute Aïcha. Aujourd’hui, avec la fermeture de nombreux cinémas, les conditions de travail se dégradent. Les situations désagréables sont pléthoriques. Une fois les spectateurs placés dans leurs fauteuils, ces femmes de l’ombre s’alternent pour surveiller la salle et raisonner de temps à autre les gens qui posent leurs pieds sur les fauteuils, qui consomment des produits illicites ou encore des couples trop démonstratifs. “Quand il y a un problème avec un client, on sollicite l’intervention des contrôleurs pour le mettre dehors. Nous surveillons plus les gens pendant les séances nocturnes puisque certains arrivent dans un état d’ébriété avancé”, explique Aïcha, aigrie.
Une fin annoncée
Et la situation n’est pas près de s’arranger pour les ouvreuses. “Il faut savoir que le Maroc est passé de 280 salles, qui drainaient 50 millions de spectateurs par an durant les années 70, à 40 salles ne dépassant pas les 4 millions d’entrées. Certaines de ces salles ne font pas plus de 150 000 dirhams de chiffre d’affaires par an”, explique Hassan Belkady, secrétaire général de la Chambre des exploitants de salles de cinéma (CMES) et propriétaire de plusieurs salles.
En effet, les salles obscures qui disparaissent du paysage urbain entraînent indubitablement la disparition des Moulat l’pile. “Nous étions sept filles à assurer le service pendant les années 80. Il n’en reste que quatre aujourd’hui et on sera toutes bientôt à la retraite”, nous raconte Fatima, sa colère à peine dissimulée. Et pour cause, la nervosité des patrons à l’égard de ce que ces femmes peuvent dire à propos de leur métier et de leurs conditions de travail. “Nous n’avons aucun statut, nous n’avons pas de salaire, heureusement que notre patron nous paye la CNSS. En dehors de ça, ce n’est pas la joie”, renchérit Fatima.
En effet, avec pour seuls revenus les pourboires et le nombre de gens qui remplissent les salles en chute vertigineuse, le calcul est vite fait. “En semaine, on ne gagne pas plus de 35 ou 40 dirhams. Le week-end, c’est plus intéressant, on peut gagner jusqu’à 80 dirhams. Ce n’est pas beaucoup, mais c’est déjà ça pour entretenir nos familles”, souligne Fatima. En principe facultatif, le pourboire est pour ainsi dire l’unique source de revenus de ces femmes qui se partagent la somme collectée en gardant le sourire sept jours sur sept. “Nous travaillons chaque jour de 14h00 à 18h30. Celles qui n’habitent pas loin rentrent chez elles pour s’occuper de leur famille et reprennent le service à 21h30”, explique Aïcha, qui a commencé dans le métier en 1979 et dit s’inquiéter pour le temps qu’il lui reste à travailler.
Merci le numérique…
Après avoir survécu à la déferlante du VHS, les salles de cinéma vont céder face à l’apparition des formats numériques. “Depuis que les CD piratés existent sur le marché, notre métier a reçu un sacré coup. Même si le patron a essayé d’installer le son Dolby, c’était peine perdue”, se souvient Aïcha, qui a assisté à ce naufrage des salles. “Je me rappelle que pendant deux soirs, nous avons fermé le cinéma à 22h15 parce qu’il n’y avait simplement pas de spectateurs, sachant que c’est nous autres les ouvreuses qui payons le taxi quand on travaille le soir”, souligne Fatima qui préfère prendre son congé pendant le mois de ramadan quand les salles de cinéma sont complètement désertes.
“Même si d’autres salles réputées mieux équipées vont apparaître, elles auront le même destin que les nôtres à cause du numérique et du piratage. Au jour d’aujourd’hui, il n’existe aucun plan sérieux pour sauver les salles obscures et les personnes qui en vivent”, souligne un ancien membre de la Fédération des exploitants de salles de cinéma. “Notre activité tourne à perte. Au cinéma RIF, nous avons carrément remplacé les ouvreuses par des placeurs hommes. Par ailleurs, je propose deux films à 10 DH dans le cinéma Mamounia et je ne gagne pas plus de 2500 DH par semaine. Je suis obligé de fermer d’ici quelques mois”, nous explique Hassan Belkady. “Ce n’est pas le genre de métier que je conseillerai à une jeune fille actuellement. Mes enfants sont autonomes, je ne rêve que de prendre ma retraite et sortir de ce cauchemar”, conclut Fatima avec tristesse.
Zoom. La fin du 35 mm
Entre le piratage et la mondialisation, les salles de cinéma sont vouées à connaître un destin tragique. Et pour cause, à partir de 2013, les films seront distribués selon un format numérique à partir de l’étranger. “Fini les bobines de la mythique pellicule 35 mm, les salles qui en ont les moyens seront dotées d’un disque dur où elles reçoivent les films à partir de la maison de distribution à l’étranger, accompagné d’un mot de passe dont la validité dépend du succès du film. Les cabines seront pressurisées et suréquipées en matériel électronique très sensible”, explique Hassan Belkady. Coût de l’opération ? 1,5 million de dirhams pour rénover chaque cabine et l’équiper d’un projecteur 3D. Si cette nouvelle technologie permet de diversifier l’offre cinématographique, elle représente un danger pour les salles sans financement. “La majorité des salles font un chiffre d’affaires annuel se situant entre 300 000 et 1 MDH. Les banques ne veulent pas financer des affaires en ruine”, affirme Hassan Belkady. Qu’en est-il du rôle de l’Etat ? La question est posée.