Portrait. Le Zorro du Web tunisien

Par Clair Rivière

Les dernières années de la dictature, Z publiait sur son blog des caricatures sévères du président Ben Ali. Rencontre avec ce cyberdissident anonyme, devenu célèbre depuis la Révolution du jasmin.

Le 2 novembre 2009, la police tunisienne arrête Fatma Riahi, auteur d’un blog critique envers le régime de Ben Ali. La jeune femme est accusée d’être Z, le blogueur anonyme qui, depuis 2007, publie des caricatures (taguées de son Z) osées du président. Sur son blog, Fatma reprend ses dessins. Mais Z, ce n’est pas elle. C’est un architecte tunisois des plus ordinaires qui, à ses heures perdues, moque les aberrations et la corruption du régime à grands coups de crayon. Pour le prouver, il sort un nouveau dessin alors que Fatma est toujours en détention. Le 7 novembre, la cyberactiviste est libérée, mais pour Z, c’est le début de longs mois d’insomnie et de peur permanente. “J’ai compris que le blogging n’était plus un jeu. Que c’était quelque chose de sérieux et qu’ils me cherchaient vraiment”, nous confie-t-il, dans le hall d’un grand hôtel casablancais, où il est venu témoigner de son expérience d’artiste engagé dans le cadre d’un forum pour la promotion et le développement des industries culturelles et créatives en Afrique et en Méditerranée.

Le dessin, “un cheval de Troie”
Z, 31 ans, vient d’une famille de la classe moyenne tunisoise, qui n’a jamais été directement touchée par le régime. Au contraire, elle a “même profité de certains privilèges”, reconnaît-il. C’est lors d’un séjour au Venezuela, où il travaille dans les quartiers pauvres, qu’il prend conscience de l’iniquité du système Ben Ali. “En rentrant en Tunisie, j’ai vu comment Ben Ali avait réussi à convaincre la bourgeoisie, en lui permettant de prospérer dans l’injustice sociale, d’exploiter une main d’œuvre pas chère et de contrôler les syndicats”. En 2007, il ouvre un blog (debatunisie.com). Il y parle surtout de questions d’urbanisme, sa spécialité. Mais c’est déjà l’occasion de critiquer les tares du régime, notamment le clientélisme et la corruption. Le blog tourne rapidement à la tribune politique, où Z dénonce les dérives de la dictature et les silences de la presse aux ordres.
Fait exceptionnel dans la blogosphère contestataire de l’époque, ses textes sont illustrés de caricatures, qui circulent sur Facebook et élargissent rapidement son public. “Le dessin a la force d’être comme un cheval de Troie. Il atteint des gens qui ne sont pas politisés. Des jeunes, des adolescents, arrivent directement à assimiler l’idée véhiculée par le dessin, alors que les textes restent opaques. ça leur permet au moins de se poser certaines questions”. Z n’hésite pas à croquer les suppôts du régime, la famille et même la personne du président. A l’époque, “ça a fait l’effet d’une bombe”, nous explique Selim Khattar, auteur d’un autre blog phare de la Toile tunisienne, Carpediem. “Sous une dictature dont le culte de la personnalité du président était l’un des fondamentaux, ces caricatures cassaient l’image du chef intouchable, inébranlable, devenu presque sacré aux yeux des Tunisiens comme c’est le cas au Maroc avec le roi, précise le blogueur. Z a clairement franchi une “ligne rouge”, ce qui pouvait lui coûter très cher”.

L’exil et l’anonymat
La répression s’abat sur lui en décembre 2008, avec la censure de son blog, qu’une partie des internautes tunisiens parvient à contourner, mais qui réduit le nombre de visiteurs quotidiens “de 500 à 250”. Puis éclate l’affaire Fatma Riahi, qui le pousse à l’exil. “A ce moment-là, je me trouvais par hasard à Paris, raconte Z. J’ai tout fait pour y rester”. Avant la chute de Ben Ali, il ne rentre qu’une seule fois au pays, à l’été 2010. Déprimé par l’angoisse et l’exil, il décide de se jeter dans la gueule du loup et passe une semaine à Tunis avec la peur au ventre, craignant à chaque instant de se faire arrêter. Finalement, il n’est pas inquiété et retourne en France reprendre ses activités. “C’est là que j’ai compris qu’on ne m’avait peut-être pas identifié, ou qu’on m’avait laissé faire parce qu’on voulait faire croire que le régime s’est stabilisé, qu’il n’y avait plus de poursuites contre les journalistes. En réalité, je n’en sais rien”. Pour conserver son anonymat, le jeune homme prend ses précautions : même sa famille ne sait rien de ses activités. “Je ne voulais pas leur dire, parce que c’était les mettre en danger et, surtout, ressentir leur pression psychologique. Ils auraient pu me dire : “Arrête, tu es allé trop loin et ça va nous retomber dessus.” C’est comme dans le cas d’un kamikaze : il ne faut surtout pas prévenir ta mère si tu vas te faire sauter”.

La propagande, une caricature
A la mort de Mohamed Bouazizi, Z se trouve toujours à Paris. Il suit la révolution sur Internet, via Facebook et Twitter, continuant de détourner la propagande par ses dessins sarcastiques. Le 13 janvier, suite au dernier discours de Ben Ali promettant la fin de la censure, son blog redevient accessible en Tunisie. A la chute du despote, le caricaturiste écrit sur Twitter : “Z, nouveau chômeur”. C’est qu’avec la fin de la dictature, il perd un réservoir inépuisable de gags. “C’est très inspirant, un système à la George Orwell, c’est génial pour les artistes. Quand tu lis la propagande, tu as toute la caricature en face de toi”. A commencer par deux éléments fétiches du régime, largement détournés par l’artiste : la couleur mauve, et le chiffre 7, inspiré du 7 novembre, date où Ben Ali a destitué Bourguiba. “Il y avait une sorte de numérologie mystique autour du 7 : la compagnie aérienne Seven Air, la chaîne télévisée nationale Canal 7 – il n’ y en avait pas 6 avant, il y avait juste Canal 7 –, toutes ces avenues du 7 novembre, et tous ces bâtiments en forme de 7. Tu ne le vois pas quand tu es en bas, mais quand tu survoles la Tunisie en avion, il y a des 7 partout”.

Ennahda, nouvelle cible
Avec quelques mois de recul, Z estime que tout compte fait, il n’est pas près de manquer de travail. Il a décidé de ne pas rejoindre la politique partisane, pour “rester dans le contre-pouvoir”. Admirateur du caricaturiste français Siné – “un modèle, un gars qui fait chier tout le monde, qui déteste la gauche et la droite” –, il a préféré rester indépendant et anonyme, pour pouvoir continuer à critiquer à sa guise le monde politique et le milieu de la presse. Parmi ses nouvelles cibles, figurent naturellement les nouveaux maîtres de Tunis, les islamistes d’Ennahda. Une source d’inquiétude pour cet artiste viscéralement attaché à la liberté d’expression, qui ne rechigne pas, de temps à autre, à caricaturer le prophète en personne. La veille de notre rencontre avec Z, le directeur de Nessma TV venait de passer en procès pour avoir diffusé Persépolis, un film d’animation où Dieu apparaît dans un ou deux plans. “S’il perd, s’ils finissent par l’incarcérer, ce sera très grave, s’inquiète Z. ça voudra dire qu’on va repartir dans une autre dictature, islamiste cette fois-ci.”

 

Internet. Une “E-révolution”, vraiment ?
Pour le blogueur Selim Kharrat, la censure qui a frappé Z, seul caricaturiste politique de l’époque, prouve que ses dessins avaient un certain impact. “S’il dérangeait le pouvoir, c’est qu’il a contribué à alléger la chape de plomb qui pèsait sur les Tunisiens et à préparer le terrain à la révolution”, estime-t-il. Au moment du soulèvement, le rôle croissant qu’a pris Internet a amené de nombreux médias à parler de “E-révolution”. L’expression est “injuste et horrible envers ceux qui se sont pris les balles dans la gueule”, relativise Z, qui reste persuadé que la Toile a eu son importance dans la lutte contre la propagande et la diffusion des images de la répression. “Moi, j’incarne le mythe du gars qui fait la révolution sur son clavier, reconnaît-il. Mais des blogueurs sont allés sur place. Ils ont été des relais entre le terrain et les grands médias (France 24 et Al Jazeera)”.