Dialogue imaginaire, et dialogue de sourds, entre une jeune fille et son père autour du thème “Une seule femme ministre au gouvernement”…
– Dis, papa, ils font quoi, exactement, les ministres ?
– Chaque ministre, ma fille, est chargé de l’administration d’un service public. Il défend l’intérêt de chaque citoyen, l’intérêt de tous les Marocains.
– Le prof en classe a dit aussi : “Le gouvernement représente le peuple”. Mais, quand j’ai vu la photo des ministres dans ton journal, je n’ai trouvé que des hommes. Pourtant le peuple, papa, c’est aussi des femmes.
– Il y a bien une femme, ma fille, regarde bien dans le coin à droite, juste derrière le ministre à moustache.
– Une femme pour tous ces hommes : mais c’est une blague ! Pourtant cet été, tu m’as bien parlé de la nouvelle Constitution approuvée par 98% des votants. Maman a parlé de l’article 19 qui défendait nos droits, elle a dit comme ça, je m’en souviens : “L’Etat marocain œuvre à la réalisation de la parité entre les hommes et les femmes”
– Oui, oui. Le Chef du gouvernement a dû subir des pressions, trouver des compromis…
– Mais ça veut dire quoi, papa : qu’il n’y avait pas de femmes compétentes à présenter ? Qu’une femme, c’est bon pour la “famille” seulement ? C’est bien là qu’on l’a mise la seule femme ministre, non ? J’ai tout lu, en détail, dans le journal. Mais pourquoi, papa, pourquoi ?
– C’est comme ça !
– Non, pas comme ça ! Ce matin, au lycée, j’ai entendu les femmes de ménage qui discutaient entre elles. Elles disaient que leurs maris s’étaient moqué d’elles en répétant que la femme doit rester à sa place et ne pas se la jouer. Rabia a dit qu’elle n’avait jamais vu son mari dans un état pareil, il se prenait pour un pharaon ! Fatiha était effrayée lorsque son mari est rentré, ivre de joie et d’alcool après la nouvelle annonce, et qu’il lui a annoncé que le meilleur exemple à suivre était donné par ce nouveau gouvernement, qui a enfin rétabli l’ordre selon la loi islamique, en écartant les femmes des décisions politiques. Les décisions importantes, il a dit, c’est l’affaire des hommes ! Et il a ajouté que désormais elle devrait porter le voile et suivre l’exemple de la seule femme ministre au gouvernement.
– Je comprends ton inquiétude, tu es trop jeune pour comprendre, mais ne te fais pas de soucis. Ces pauvres femmes n’ont pas eu la chance de faire des études et leur principale préoccupation est de nourrir leurs enfants.
– Ah oui, et c’est pour ça qu’elles ne doivent pas être considérées ? Ils vont devenir quoi ces enfants qui voient leur mère soumise, maltraitée, en marge de la société ? C’est quoi ce peuple que l’on veut construire ?
– Mais ce n’est qu’un aspect des choses, notre pays a d’autres atouts. Tu le sais bien. Tu m’as dit toi-même être fière que notre pays ait évité la révolution et le bain de sang. Nous sommes à l’avant-garde sur plusieurs plans et le Maroc est cité en exemple dans de nombreux pays.
– Tu sais, papa, à l’école on étudie un roman, et avec la prof on a décidé de l’adapter au théâtre. Figure-toi que je joue le rôle d’un homme. Tu veux que je t’en récite un morceau ?
– Oui, si tu veux.
– C’est un dialogue entre un père et un fils et ça parle d’une mère, marocaine, qui vivait dans les années quarante. Le père dit comme ça : “Prends la Bible, l’Ancien Testament, le Nouveau Testament. Prends le Talmud, le Coran, le Zohar, le livre des Hindous. Partout, dans toutes les religions, tu ne trouveras que des hommes. Pas une prophétesse, pas une seule envoyée de Dieu. Nous avons vécu avec cet ordre de choses depuis des siècles et nous n’avons pas eu à nous en plaindre, nous, les hommes. Alors, quand ta mère s’est mise un jour à remplacer les portes par des fenêtres et vice versa, dans ma propre maison, j’ai souri. Je me disais : c’est une mère de famille, mais elle est restée une enfant. Les enfants ont besoin de déverser leur trop-plein d’énergie. Je me disais : ça lui passera. Or, rien ne lui est passé. Et à la voir ainsi, de plus en plus vivante, je me suis pris à espérer, puis à croire. Sais-tu pourquoi notre société islamique, après des temps de gloire, est devenue à la traîne du monde entier ? A la base de toute société, il y a la commune. Et le noyau de la commune, c’est bel et bien la famille. Si au sein de cette famille la femme est maintenue prisonnière, voilée qui plus est, séquestrée comme nous l’avons fait depuis des siècles, si elle n’a aucune ouverture sur le monde extérieur, aucun rôle actif, la société dans son ensemble s’en ressent fatalement, se referme sur elle-même et n’a plus rien à apporter ni à elle-même ni au reste du monde”.
– C’est de qui, ma fille ? L’auteur est américain ?
– Ce texte, papa, c’est Driss Chraïbi qui l’a écrit dans un de ses romans (“La Civilisation ma mère”). En 1972. 40 ans qu’il a écrit ça !