Les fabricants de selles de cheval traditionnelles restent indispensables au monde de la tbourida. Zoom sur un métier artisanal que la coquetterie des cavaliers sauve de la disparition.
Dans son atelier du quartier Benjdia, à Casablanca, Amine Chraïbi répète patiemment les gestes de ses aïeux. Depuis cinq générations, les techniques de fabrication n’ont pas tellement changé. Certes, le bruit de la machine à coudre a remplacé celui des mouches, que la colle attirait. Mais pour le reste, Amine Chraïbi conçoit des selles traditionnelles à la manière de son ancêtre Driss qui, en 1868, ouvrit un atelier de harnachement dans la médina de Fès. Partie modestement, la maison Chraïbi s’est fait une réputation et de prestigieux clients. “Mon grand-père a vendu des selles au roi Baudoin de Belgique”, raconte Amine Chraïbi, dont le père a eu Hassan II pour client. Après avoir décoré des scènes de spectacle pour le Club Méditerranée, Amine a fini par suivre leur voie, en reprenant l’atelier paternel il y a une dizaine d’années. A Casablanca, il pense être le seul à exercer ce métier.
Cousu de fil d’or
Tout commence par le dessin des motifs de la parure des selles (la partie apparente), qui sont envoyés à des brodeuses de la région de Fès. Réalisée en fil de soie, d’or ou d’argent, la broderie n’est pour ces femmes qu’un travail d’appoint, exercé pendant leur temps libre. Quand les pièces brodées sont achevées, au bout de plusieurs mois, Amine se charge de les assembler. Cuir, velours, feutrine, boucles et anneaux métalliques… les matières abondent et le travail aussi. “C’est un métier qui demande beaucoup de patience, commente Amine Chraïbi. Là, je suis en train de travailler sur des selles que j’ai commencées il y a un an et demi”. Il en achève 40 à 50 chaque année, vendues “entre 12 000 et 80 000 DH”. Des prix qui incluent des accessoires annexes (arçon, tapis de selle, étriers, etc.) fabriqués par d’autres artisans. “Pour réaliser une selle complète, il faut entre 8 et 10 artisans”, estime-t-il. Mais pour continuer à en fabriquer, il faut surtout des clients. Et il y en a : notre sellier écoule “entre 70 et 80 %” de sa production. Ses acheteurs sont parfois des collectionneurs, qui cherchent un objet de décoration. D’autres selliers, qui pratiquent des tarifs moins élevés (1500 à 3000 DH), peuvent vendre à des campagnards qui se déplacent toujours à cheval. Mais l’immense majorité des clients, ce sont les cavaliers de tbourida qui, pour rien au monde, n’achèteraient une selle moderne. Quand ils en ont les moyens, les cavaliers rivalisent de coquetterie pour avoir la plus belle selle. “C’est comme une femme qui va à un mariage. On regarde celle qui a le costume à 20 000 DH”, sourit Hassan, un cavalier de 45 ans.
Merci la tbourida
Pour Amine Chraïbi, “tant qu’il y aura des tbouridas, il y aura des selliers.” Réfugiée dans cette niche économique, la sellerie traditionnelle est dépendante de ses soubresauts. Quand la tradition de la tbourida s’est un peu perdue, au cours des années 1990, la sellerie traditionnelle en avait subi le contrecoup. “Le métier était en train de disparaître. Les ventes étaient faibles, les admirateurs moins nombreux”, se souvient Abdelali Chafouk, maître-sellier à Fès, la ville qui en compte le plus grand nombre (une vingtaine, d’après lui). “Mais quand l’Etat a lancé le concours de Dar Salam [en 2000], ça a redonné un très grand élan [à la tbourida, et donc] à notre métier”, estime-t-il. Vice-président de la Fédération royale marocaine de sport équestre, Omar Khatib va dans le même sens : “Au trophée Hassan II, à Dar Salam, les cavaliers sont en partie notés sur leur harnachement. Donc, leurs selles sont neuves et ça booste l’artisanat.” Selon lui, il y a aujourd’hui plus de 10 000 cavaliers de tbourida licenciés par la Fédération. Leur nombre augmente chaque année et les jeunes sont de la partie. Chez les selliers aussi : à Fès, plusieurs artisans apprennent le métier à leur enfants. Amine Chraïbi, lui, n’a pas d’enfants, mais un employé âgé de 22 ans. Ancien serveur du café où Amine a ses habitudes, il apprend patiemment le métier. Ce sera peut-être lui qui reprendra l’atelier.