Yes we can

Par Karim Boukhari

Un grand journal se doit d’aborder les grands sujets de son temps. C’est le seul moyen de continuer de grandir. Et cela veut dire prendre des risques et accepter de se faire violence.

Qu’est-ce qu’un édito et à quoi sert-il ? Si la question est rarement posée, c’est que la réponse va de soi. Il est pourtant utile de la rappeler. Un éditorial donne le ton, le la, il explique et dit les choses, il exprime le point de vue d’un journal, la sensibilité de ceux qui le font, et il a forcément quelque chose de solennel. Sauf qu’il est, Dieu merci, moins rébarbatif, beaucoup plus personnel et, dans tous les cas, plus “vrai”, plus agréable à lire qu’un communiqué officiel. Dans notre esprit, et vous le savez autant que nous, un édito n’a jamais été une formalité mais un plaisir. Un plaisir partagé entre celui qui l’écrit et celui qui le lit. Nous et vous. Ce plaisir-là est essentiel. Il ressemble à celui que peuvent éprouver deux adultes qui se parlent simplement, librement, en effectuant un bout de chemin ensemble. Le plus important n’est pas d’être toujours d’accord (ce serait plutôt ennuyeux, vous ne trouvez pas ?) mais de poursuivre le dialogue, de stimuler l’échange, de confronter les choix et les analyses même et surtout quand ils sont contradictoires.
Votre magazine préféré entame un nouveau cycle de sa vie. Le chapitre un, conclu sous la direction inspirée d’Ahmed R. Benchemsi, a été une réussite. Le chapitre deux, conduit par votre serviteur qui vous donne rendez-vous chaque semaine sur cette même page, se veut une évolution tranquille et sereine. Avec le même credo (défendre une ligne moderne et qui nous ressemble) et le même supplément d’âme que vous avez toujours retrouvé à TelQuel. Nous avons donc choisi, et après mûre réflexion, d’entamer ce nouveau chapitre par un sujet fort : un reportage entre Israël et la Palestine. Pourquoi ? La raison est d’une simplicité élémentaire. Un grand journal se doit d’aborder les grands sujets de son temps. C’est le seul moyen de continuer de grandir. Bien entendu, et tous les spécialistes le diront, grandir, cela veut dire prendre des risques et accepter de se faire violence. C’est un passage obligé, c’est le prix à payer pour s’affranchir des dogmes et continuer d’aller de l’avant. Nous estimons, aujourd’hui, que tout cela est possible. Yes we can. C’est dans nos cordes et nous pouvons le faire : en tant que journalistes, en tant que lecteurs, et finalement en tant que pays qui aspire au développement.
D’un point de vue purement journalistique, les professionnels que nous sommes ont toujours rêvé d’effectuer deux grands reportages : à Tindouf et en Israël. Les deux destinations fascinent parce qu’elles sont fermées et, vous le savez bien, l’objet défendu a toujours été le plus convoité. Ce n’est bien sûr pas l’unique raison et nos motivations sont plus profondes, allant au-delà du côté inédit, tabou ou “sensationnel” dans le sens noble du terme. Tindouf représente beaucoup pour le Maroc et la terre de Palestine a façonné et continuera de façonner le visage du monde. Les deux sujets, qui n’ont strictement rien à voir l’un avec l’autre, sont d’une extrême importance. TelQuel a pu réaliser le premier en juin 2008. Aujourd’hui, il réalise le deuxième. Et il était temps, tout simplement.
Nous savons qu’il y a des pour et qu’il y aura nécessairement des contre qui accompagneront notre choix. Nous acceptons ce débat-là, ce dialogue-là. Mais dans les règles de l’art : nous ne sommes pas sur un ring de boxe et, si bataille il y a, elle est purement intellectuelle. Le but est de comprendre l’autre et, pour cela, il n’y a rien de mieux que d’aller à sa rencontre et de se faire une opinion propre et indépendante. Nous croyons qu’il est possible, et surtout très instructif, de le faire. Nous avons voyagé en Israël et dans les territoires palestiniens et nous avons vu, pour reprendre une belle formule de Régis Debray, “comment la rue arabe est aveugle à la Shoah, et comment la rue juive est aveuglée par la Shoah”. Nous avons vu combien la société israélienne est hétéroclite, complexe, et comment elle peut représenter le tout (démocratie – liberté) et son exact contraire. Nous avons vu comment les Palestiniens sont ballottés entre les check-points et les interminables contrôles d’identité assurés par des gamins de 20 ans. Nous avons vu combien la “compétition des douleurs” entre les deux peuples n’a fait, au final, que des perdants. C’est notre opinion et nous n’aurions pas pu nous la forger si l’on n’avait pas accepté l’idée de prendre des risques. Notre chapitre deux, qui commence aujourd’hui, nous verra prendre d’autres risques. Nous enclencherons de nouveaux débats et nous continuerons d’explorer la “contemporanité”, ne serait-ce que pour prolonger le plaisir qui nous lie à vous, et vous à nous.