Grand Maghreb malade

Par Karim Boukhari

Ben Ali a essayé de nous faire croire qu’une nation n’a pas besoin de se nourrir de liberté pour se développer. Cette idée est dangereuse pour la stabilité dans le Maghreb et le Monde arabe.

En médecine, les pédiatres savent qu’un enfant sage, qui ne pleure pas et ne fait pas de bêtises, est un enfant malade. Sa stabilité et sa bonne santé apparente sont un leurre qui masque un retard de croissance ou une dépression profonde. Il est sage malgré lui et contre tout bon sens, parce qu’on lui interdit de s’exprimer ou parce qu’il en est tout simplement incapable. Les médecins disent aussi que la fièvre et l’inflammation, deux habituelles sources de douleur, sont plutôt un signe de bonne santé. Elles signifient que le corps réagit et lutte malgré tout. Considérées sous cet angle, les émeutes qui ont embrasé le Maghreb, et principalement la Tunisie, véhiculent un message important. Elles sonnent comme un rappel à l’ordre et prouvent qu’un peuple tenu en laisse garde toujours une insoupçonnable capacité de réaction. Poussée à son paroxysme, la colère devient révolte et peut alors déplacer des montagnes et changer le cours des choses. Maintenant, nous n’allons pas jouer aux devinettes parce que nous pensons et vous pensez à la même chose : et nous, dans tout cela ?
Avant de tenter de répondre à la question, nous allons survoler les problèmes de nos voisins. La Tunisie se présente comme un modèle de stabilité sociale et économique. Son PIB, son taux de croissance et son IDH (Indice de développement humain) ne sont pas loin de la ranger parmi les nations développées. Politiquement, sa situation est paradoxalement très mauvaise. Depuis qu’il a déposé le vieux Bourguiba, le président Ben Ali a fait le vide autour de lui, muselé l’opposition, enrichi ses proches, bâillonné la presse, fermé les espaces de liberté, et pratiquement placé tous les Tunisiens sous surveillance policière. Il a maté son pays tout en le développant. Il a fermé les soupapes de sécurité et tout misé sur la croissance économique. A-t-il bien fait ? La réponse dépend des écoles. Notre école à nous, celle de la démocratie et du progrès, nous fait dire : non. Parce que le président tunisien a fait la révolution à l’envers en essayant de nous faire croire à l’idée qu’une nation n’a pas besoin de se nourrir de liberté pour se développer. Cette idée est dangereuse parce que, tant que Ben Ali maintenait la Tunisie parmi les bons élèves du Tiers-Monde, ses très mauvais choix politiques pouvaient inspirer ses voisins et ses frères, au Maghreb et dans le monde arabe.
Survolons à présent le cas algérien. Entre 1988 et 1991, le pays a ouvert une parenthèse démocratique qu’il a vite refermée après le triomphe électoral des islamistes du FIS. L’Algérie s’est installée depuis dans une instabilité politique chronique, elle reste socialement et économiquement fragile et, aujourd’hui, son meilleur atout n’est pas son pétrole ou ses réserves de gaz naturel. Son meilleur atout, c’est qu’elle a… l’habitude. L’habitude de traverser les guerres, les conflits, les crises, les cycles de violence, etc. Cette Algérie a appris à plier sans rompre, c’est sa seule garantie véritable et c’est tout sauf rationnel.
Et nous, et nous ? Il y a deux manières de considérer le cas marocain. En nous fiant aux indicateurs socioéconomiques universellement reconnus, nous avons de quoi nous inquiéter. Même si notre taux de chômage (10 % selon le HCP, contre 12 % en Algérie et 14 % en Tunisie) n’est pas le pire de la région, même si notre taux de croissance (4,5 %, aussi “bien” que la Tunisie et bien mieux que l’Algérie) nous laisse une certaine marge de manœuvre, notre PIB par habitant est, selon les variations, deux à trois fois inférieur à celui de nos voisins et notre IDH est constamment mauvais. En résumé, notre situation socioéconomique n’offre pas un matelas de sécurité suffisant.
Heureusement que la vérité n’appartient pas qu’aux chiffres, et c’est là la deuxième manière d’aborder le cas marocain. Contrairement à ses voisins, notre pays possède un avantage politique. En jouant sur la solidité de l’institution monarchique que plus personne ne conteste, et sur la jeunesse du chef de l’Etat qui maintient de facto une bonne communication avec les bases populaires, le Maroc doit surtout veiller à maintenir ouvertes les soupapes de sécurité : liberté syndicale, droit de manifestation, liberté de la presse, transparence électorale, pluralisme politique, etc. La Tunisie a choisi de fermer brutalement ces soupapes, l’Algérie ne les ouvre que par intermittence parce qu’elle ne semble plus avoir tellement le choix ; le Maroc d’aujourd’hui a la possibilité de garder ouvertes ces soupapes de sécurité, indispensable soutien à sa stabilité. C’est une chance, à nous de la préserver jusqu’au bout.

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