C’est vrai, la situation du Maroc semble figée. Mais il ne faut pas cesser de combattre, ni d’espérer…
2010 est une année ronde, et elle touche à sa fin. L’heure est au bilan de ce que je vis, personnellement, comme une fin de cycle. Un cycle qui a commencé par un fol espoir, et qui s’achève par… heu… comment dire ? Plutôt qu’un jugement global, mieux vaut procéder à un tour d’horizon. Un dernier pour la route.
Pouvoir. Il y a 10 ans, le roi Mohammed VI avait 37 ans. L’élite des “quadras”, fraîche et enthousiaste, était avide de s’engager aux côtés d’un souverain dont elle partageait l’âge et les convictions. Cette génération a aujourd’hui la cinquantaine. Elle a pris du ventre et perdu des illusions. Certes, elle a été largement associée au pouvoir : au gouvernement, à la tête des offices publics et parapublics… Mais selon quels mécanismes, quelles modalités ? La reconduction de l’allégeance, voire une certaine forme de clientélisme. Le mérite, aussi ? C’est l’impression qu’on avait au début. Depuis, à force de voir valser les responsables au bon gré de l’entourage royal, à force de constater, bouches bées, les brutales OPA dudit entourage sur le monde politique, économique et même, depuis peu, culturel, médiatique et sportif… le doute a fini par s’installer, puis par s’enraciner. Il en faudra beaucoup pour l’extirper.
Economie et société. Aucun doute là-dessus, le Maroc s’est physiquement métamorphosé pendant la décennie écoulée. Et avant tout grâce à l’impulsion de Mohammed VI, cela ne fait aucun doute non plus. Le royaume s’est couvert d’autoroutes flambant neuves, de ports, aéroports et gares ultra-modernes, d’hôtels ultra-chics, de résidences ultra-chères et de logements ultra-économiques… Saluons donc comme elle le mérite la grande réussite royale de cette décennie : l’infrastructure. Mais quid de la superstructure ? Au sens marxien, ce terme englobe les institutions, la justice, les valeurs citoyennes… Bref, tous les déterminants profonds des rapports sociaux. Se sont-ils améliorés, comme le promettait la “nouvelle ère” ? Pas vraiment, non. Par ailleurs, les Marocains bénéficient-ils d’un meilleur service public qu’il y a 10 ans ? Non plus. La corruption est toujours ce qu’elle était, si elle n’a pas empiré. Idem pour l’éducation, l’administration, les services sociaux… En un mot, le Maroc des années 2000 a sur-investi dans la forme et sous-investi dans le fond – le fond humain, le seul qui compte vraiment.
Libertés et démocratie. Cette dernière, c’est un fait, n’est toujours pas au rendez-vous. Soyons honnêtes : c’est moins la faute du Palais que celle de la classe politique. En ratant l’opportunité historique du changement de règne, elle s’est émasculée toute seule avant, finalement, de se faire dévorer toute crue. En deux ans (2008-2010), les partis historiques ont perdu la dernière chose qui leur donnait encore du pouvoir : leurs bastions territoriaux. Seuls restent les islamistes, mais ils ne font clairement pas le poids face à leur nouveau et tout-puissant adversaire makhzénien. La liberté d’expression, elle, a beaucoup progressé pendant 6, 7, 8 ans… avant de vaciller, puis de chanceler sous les coups de boutoir. Quelques rares voix indépendantes existent encore, et continueront sans doute à exister. C’est une des dernières soupapes, et le Pouvoir a la sagesse de la laisser fonctionner. La société marocaine est une cocotte minute. Aussi épais soit son couvercle, il faut bien la laisser siffler… Quant aux libertés individuelles, elles sont loin d’être assurées, mais au moins, la conscience de leur nécessité se développe. Sauf qu’elle se heurte à un obstacle quasi insurmontable : le socle religieux du Pouvoir. Tant que ce socle existera, la liberté de l’individu restera étouffée par les contraintes de la collectivité. Parce que l’individu n’est soutenu que par une poignée d’associations, de journaux et de blogs, tandis que la collectivité est protégée par la Loi, émanation d’un système politico-religieux surpuissant et inébranlable.
Nous en sommes là, en cette fin 2010. Est-ce à dire que l’espoir est éteint, qu’il est désormais vain de combattre ? Non, cent fois non. Les situations les plus figées finissent toujours par évoluer. Le Maroc n’est pas seul au monde, et ne peut échapper au mouvement du monde. Or le monde – et en particulier le Tiers-Monde, auquel nous appartenons – bouge vite. D’une manière ou d’une autre, il se développe, il se démocratise, il se sécularise. Quelles que soient les résistances, le Maroc finira, lui aussi, par suivre ce chemin. Tôt ou tard, volontairement ou sous la pression. Voilà pourquoi il ne faut jamais cesser d’espérer. Les acteurs changent mais le combat, toujours, continuera.