Chères lectrices, chers lecteurs, Ceci est le dernier éditorial que j’écris pour TelQuel.
A sa prochaine parution, le 8 janvier 2011, j’aurai démissionné de mes fonctions d’éditorialiste et de directeur de la publication. A cette date, j’aurai également vendu toutes les actions que je possède dans Presse Directe, la société d’édition de TelQuel, dont je n’assurerai plus la fonction de directeur général, ni aucune autre fonction (lire le communiqué de Presse Directe, ci-dessous). C’est là une décision libre et personnelle, que je prends avec l’assentiment de mes collègues et des propriétaires de ce magazine que j’ai fondé voilà près de 10 ans. Il y a déjà eu, ça et là, quelques commentaires sur mon départ, dont la rumeur a filtré – avant même confirmation – depuis quelques semaines. Il y aura peut-être d’autres commentaires, d’autres rumeurs. à travers cet intérêt flatteur pour ma personne, je vois un hommage et une reconnaissance au travail des dizaines de journalistes, photographes, graphistes et autres professionnels, qui ont fait de TelQuel ce qu’il est aujourd’hui : un journal phare du Maroc des années 2000, au centre de l’attention et des conversations. Chacun, bien entendu, est libre d’émettre les interprétations qui lui semblent pertinentes. L’explication, mon explication, est lucide autant qu’apaisée : si je pars, c’est qu’il arrive un moment, dans la vie de chacun, où il faut savoir prendre de la distance et oser de nouvelles expériences. L’heure est venue pour moi de répondre à l’appel du large, de continuer mon apprentissage ailleurs, autrement. En l’avenir et la pérennité de TelQuel, j’ai une confiance forte et sereine à la fois. Cela fait longtemps que ce magazine existe au-delà de son fondateur, grâce au professionnalisme de ses équipes et, avant tout, grâce à votre fidélité.
Le succès de TelQuel n’est pas une affaire de chiffres, mais de valeurs. S’il est depuis 5 ans l’hebdomadaire le plus vendu et le plus lu du royaume, c’est d’abord parce qu’il n’a jamais cessé de refléter “le Maroc tel qu’il est”, avec des enquêtes et reportages honnêtes, rigoureux et équilibrés. C’est ensuite parce que TelQuel s’est toujours démarqué par son ton, sa créativité et son audace, devenus avec le temps sa “marque de fabrique”. C’est enfin, et surtout, parce que sa ligne éditoriale a clairement et hautement défendu les idéaux suivants :
La démocratie, avant tout. Depuis son tout premier numéro, TelQuel affirme que la monarchie marocaine doit changer, s’ouvrir, se démocratiser. Pas d’une manière naïve et angélique, ignorante des rapports de forces qui, partout, sont l’essence de la politique. Bien sûr que non. Contrairement aux accusations faciles qui nous poursuivent depuis 10 ans, nous n’avons jamais été “nihilistes” ni “radicaux”, et encore moins “irresponsables”. Notre système monarchique part d’une situation de prééminence absolue, forgée par 38 ans de hassanisme, qu’il serait hasardeux de vouloir trancher d’un coup de hache. D’où la conviction qui a toujours été celle de TelQuel : la démocratisation du Maroc ne saurait être qu’un processus réfléchi et graduel. Comme pour un tagine réussi, il faut jeter dans la marmite politique des ingrédients soigneusement choisis, délicatement dosés, et laisser tout cela mijoter à feu doux, le temps qu’il faudra. Autrement dit, il faut créer les conditions institutionnelles de la citoyenneté, de l’Etat de droit et de la méritocratie pour qu’enfin, le peuple puisse s’asseoir autour de la table du pouvoir et déguster ce mets de roi qu’est la démocratie. Mais pour le préparer, la royauté marocaine doit se mettre aux fourneaux institutionnels. Ce qu’elle n’a pas encore fait. Notre pari est qu’elle y arrivera tôt ou tard. Son évolution démocratique est la condition de sa pérennité, de sa stabilité et de son prestige. Malgré ce qu’en pensent certains, TelQuel est un magazine monarchiste. Mais son monarchisme est rationnel et lucide, refusant la complaisance et la courtisanerie qui affaiblissent le trône plutôt que le grandir.
L’identité marocaine, ensuite. Peuple arabo-musulman, nous ? Sans doute, mais pas seulement. Notre identité, amazighe à l’origine, est le creuset d’un formidable melting-pot historique. Depuis 10 ans, TelQuel exhume inlassablement nos influences culturelles occultées en creusant dans la petite et la grande Histoire de notre nation, l’une des plus vieilles au monde. Cette inclination à réécrire le passé a un objectif évident : nous éclairer sur le présent afin de mieux comprendre qui nous sommes. Tels les zelliges, ces motifs artisanaux purement marocains dont l’art a été forgé à travers les siècles, nous sommes un peuple-mosaïque aux figures et aux couleurs infiniment variées, mais qui forment néanmoins un ensemble d’une limpide cohérence. Un ensemble uni, non par un patriotisme réinventé pour des besoins politiques, ni par des traditions en inéluctable déliquescence – car comme tous les peuples, nous sommes atteints par l’heureuse contagion du mondialisme et de la modernité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le peuple marocain est uni par sa diversité – une diversité synthétisée dans la darija, qu’il faudra bien nous décider un jour à appeler “le marocain”. Cette langue qui nous est propre parle de nous au-delà des mots. A travers ses subtilités, ses nuances, sa richesse et son humour, elle dit nos ressorts intimes et notre mentalité profonde. Il est nécessaire de la réhabiliter pour renouer avec notre identité, “telle qu’elle est” vraiment. TelQuel est fier d’avoir lancé ce débat – l’un des plus cruciaux du Maroc d’aujourd’hui.
La laïcité et les libertés individuelles, enfin. Avec la darija, TelQuel s’honore d’avoir, le premier, placé ces concepts au cœur du débat social marocain. Qu’on l’admette ou non n’y change rien : les Marocains ne sont pas réductibles à un groupe monolithique, fonctionnant selon des normes figées par le temps. Nous sommes une collection d’individus aux croyances, aux convictions et aux mœurs diverses et évolutives. Mais ces choix de vie individuels sont souvent vécus dans la dissimulation, la honte et la culpabilité de s’affranchir de normes “traditionnelles” oppressantes, car nimbées d’une trompeuse “sacralité”. Permettez-moi d’emprunter les mots de Abdellah Laroui, sans doute le plus grand penseur marocain vivant. Selon sa définition, la laïcité est “une autorité neutre qui ne participe ni de la politique ni de la transcendance, et nous protège de nos faiblesses, de nos humeurs et de nos folies”. En cela, elle n’est pas une menace pour notre corps social, pas plus qu’une revendication décalée de quelques esprits acculturés. Elle est au contraire le seul moyen de nous révéler à nous-mêmes, de sortir du mensonge et de l’hypocrisie en permettant à nos différences de coexister légalement et pacifiquement. Laroui présente la laïcité comme un “espoir de sagesse”. Mais c’est aussi un espoir fou, car en menaçant l’illusion de la conformité religieuse et traditionnelle, il défie les fondements mêmes du Pouvoir. Depuis 10 ans, TelQuel assume fièrement ce paradoxe : s’il faut être fou pour défendre la sagesse laïque, alors oui, nous sommes fous. Et nous le resterons.
Voilà résumés les trois grands axes de l’“esprit TelQuel”. Voilà les idées qui ont remporté votre adhésion, nourri une décennie de débat et, souvent, de controverses.
Cette ligne éditoriale ne changera pas. J’en ai certes posé les bases il y a 10 ans. Mais depuis, une génération de journalistes s’en est saisie et l’a développée avec passion et engagement. Cette ligne éditoriale est aujourd’hui la sienne. J’ai eu l’honneur de l’incarner à travers cet éditorial, en assumant le rôle de “figure publique” de ce magazine. Je passe aujourd’hui ce flambeau à mon collègue et ami Karim Boukhari. Rédacteur en chef puis directeur de la rédaction, il dirige depuis 4 ans les journalistes de TelQuel, dépositaires de sa ligne et de ses valeurs. C’est sous sa conduite que la rédaction de TelQuel s’est étoffée, renforcée, ouverte à des profils jeunes et diversifiés, tout en capitalisant sur le professionnalisme madré des anciens. C’est aussi sous sa supervision que ses articles et dossiers de fond ont permis à TelQuel d’atteindre ses seuils de vente les plus élevés. Karim devient désormais éditorialiste et directeur de la publication. Il en a la légitimité, la compétence et le talent.
Quant à moi, ce n’est pas sans émotion que je vous fais aujourd’hui mes adieux. Ces 10 dernières années auront été les plus belles, les plus intenses et les plus enrichissantes de ma vie. Celle-ci va continuer sous d’autres cieux, avec d’autres objectifs et d’autres ambitions. Mais je conserverai toujours, chères lectrices et chers lecteurs, le souvenir chaleureux de vos encouragements et de votre soutien. Une ultime fois et du fond du cœur : merci.