Nous sommes à Bruxelles, le 3 avril, et la capitale “européenne” accueille une conférence sur les “révolutions arabes”. Je fais partie des invités et, en déambulant dans les couloirs de l’hôtel, je tombe sur un autre conférencier, le syndicaliste égyptien Tamer Fethy, qui a pris une part active à la révolution dans son pays . “Comment va l’Egypte depuis qu’elle a chassé Moubarak du pouvoir ?” demandé-je, presque candidement, à mon ami égyptien. “Oh, s’exclama Tamer Fethy, l’Egypte n’a pas de dieu, elle n’a plus de dieu et tu sais quoi : elle n’avait pas besoin de dieu !”. Tamer plaisantait, bien sûr. Il tenait une cigarette à la main et il n’avait pas envie de se prendre la tête. Mais il parlait vrai… Le dieu qu’il évoque a valeur de métaphore. Ce n’est pas celui que les musulmans prient cinq fois par jour en se tournant vers La Mecque, mais un autre, humain, physique, un peu mental aussi mais pas du tout spirituel. C’est un deuxième dieu. Pour tout vous dire, Tamer m’a expliqué avec des mots simples que l’Egypte ne va pas si bien…et que ce n’était pas si mal. La sécurité n’est pas à 100 % parce que les policiers se cachent. Les islamistes jouent pour le moment les conciliateurs, mais ce n’est que conjoncturel et ça peut basculer à tout moment. L’armée ne tire sur personne mais elle peut parfaitement le faire, puisqu’elle reste très nerveuse. La crise économique assombrit le ciel et ce n’est pas demain la veille que les chômeurs risquent de trouver un emploi. Bref, tout va mal en Egypte. Mais les Egyptiens vont bien ! Et ce n’est même pas contradictoire.
Ce tour de force, ce miracle (d’être bien alors que tout va mal), mon ami égyptien l’explique ainsi : “Moubarak tirait sa légitimité de son rôle supposé de fédérateur, de rempart (contre les islamistes, contre le chaos). Il n’est plus là, et c’est comme si dieu l’unificateur n’était plus là. Et ce n’est pas bien. Mais on est libres, on n’est plus sous la tutelle de personne, on se sent bien, et ça suffit à notre bonheur. On respire, on déguste !”.
Mon ami Tamer m’a aussi fait part de deux ou trois petites réflexions extrêmement intéressantes. Et je ne peux réprimer le besoin de partager tout cela avec vous. “Depuis que dieu-Moubarak est parti, et même si je n’ai pas spécialement l’impression d’avoir changé, c’est le regard que les autres portent sur moi qui a changé. Quand je voyage en Europe, je suis moins stigmatisé, on me regarde différemment, comme si on me respectait plus, comme si on commençait, enfin, à me considérer comme un homme normal, universel… Bref, un homme comme les autres”.
Mais qui a donc, encore, besoin d’un autre dieu, d’un nouveau dieu, d’un deuxième dieu, dans les pays du monde arabe ? Je vous rassure tout de suite : en posant cette question, votre serviteur n’a pas l’intention de fonder le premier parti athée en terre marocaine. Ce serait saugrenu même si l’époque, la nôtre, faite autant d’ébullition que de révolution, s’y prête. Et même si des athées, il s’en trouve bien quelques-uns, ici, oui, en terre d’islam. Mon propos n’est absolument pas religieux mais politique et un peu culturel. Je crois que le sens profond des révolutions arabes est là, devant nous : la jeunesse arabe n’a plus du tout besoin d’avoir un deuxième dieu. Elle en a un et ça lui suffit. Parce que la culture du raïss, du zaïm, du tuteur, du maître, du père, de superman, de “Dieu”, celui qui sait tout et fait tout, a fait son temps et il est clair qu’elle est désormais derrière nous.
En marchant dans les rues de Bruxelles, j’ai été interpellé par une jeune femme qui m’a demandé du feu. Elle m’a parlé en arabe. Je me suis permis de poser la question : “Vous êtes arabe ?”. “Non, me répondit-elle, je suis amazighe”. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser : “Mon Dieu, nous avons tant de problèmes à régler, nous, Arabes ou Amazighs, croyants ou athées, musulmans, juifs ou chrétiens, habitants de terres arabes. Qui sommes-nous et en quoi, en qui, croyons-nous ?”. Peut-être que, en nous délestant du faux-besoin d’un deuxième dieu, nous arriverions enfin à y voir plus clair.