A Jerada, reprise des manifestations et reconstitution des coordinations de quartier

À l'exception d'une marche organisée samedi dernier, la place principale de Jerada est restée vide durant deux semaines, tandis que les quartiers se sont transformés en agoras où des habitants pas convaincus par les mesures proposées par le gouvernement se sont réunis. Ils ont également appelé à désigner de nouveaux représentants auprès des autorités. Les détails.

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Manifestation du 24 février à Jerada. Crédit: DR

C’était une première depuis la mort tragique de deux mineurs dans une descenderie clandestine à Jerada le 22 décembre 2017, accentuée par le décès d’un troisième mineur le 1er février dernier. Jusqu’à ce samedi 24 février, aucun sit-in n’avait été organisé sur la place principale de la ville, en face du siège de la commune et de la province.

Pour autant, le Hirak local ne semble pas avoir dit son dernier mot. « La présence des forces de l’ordre s’est accentuée et a empêché toute marche en direction du centre-ville », nous déclare Abdessamad Habbachi, représentant de l’un des comités désignés par quartier. Dès lors, les sit-in et autres débats collectifs organisés à une fréquence quasi quotidienne se sont limités au niveau des blocs résidentiels.

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Ce changement de comportement, notre interlocuteur l’explique par l’évolution du « dossier de Jerada« , notamment après la visite effectuée par le chef du gouvernement le 10 février à Oujda dans le cadre de sa tournée dans les régions. « Les mesures proposées par le gouvernement comportent quelques points positifs, mais restent globalement insatisfaisantes par rapport aux demandes explicitées dans notre cahier revendicatif », estime Abdessamad Habbachi.

Des issues de crise « insatisfaisantes »

Parmi les mesures proposées pour relancer l’activité économique dans la cité (lire encadré ci-dessous), celle touchant la valorisation des déchets miniers provenant de l’exploitation du charbon est appelée à prendre différentes formes. Il s’agit d’exploiter le potentiel des résidus formant à Jerada et dans sa périphérie d’immenses terrils, résultant de plus de sept décennies d’extraction du charbon sous terre.

Il y en a pour 25 millions de tonnes, pouvant être réutilisées dans la construction des routes, la production des briques, le ciment ou le bétonnage, d’après les conclusions d’une commission relevant du ministère de l’Énergie et des Mines, partie prenante dans les réunions tenues en présence du wali de l’Oriental et des représentants du Hirak de Jerada.

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« Pour le moment, cela ne concerne que certains dépôts de briques dont les patrons ont rencontré les officiels pour discuter des procédés de fabrication. Est-ce l’alternative économique que nous avons réclamée?« , commente Abdessamad Habbachi.

Selon nos interlocuteurs, le cahier revendicatif n’a pas changé d’axes. Il a cependant durci ses exigences. « Après avoir pris acte des propositions du gouvernement, on ne parle plus d’alternatives économiques, mais d’alternatives réelles« , nous indique Abdelkader Iguili, l’un des coordinateurs des comités de quartiers. « Viennent ensuite la reddition des comptes, puis le sempiternel problème de la facturation de l’eau et de l’électricité et du logement des anciens mineurs », poursuit-il.

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« Les contestations se poursuivront tant que des solutions urgentes ne seront pas formulées« , prédit Lakhdar Mahyaoui, représentant local d’Amnesty Maroc. L’acteur associatif mentionne parmi les solutions celles ayant trait à la baisse des factures d’eau et d’électricité jugées « surévaluées » et à l’annulation des impayés qui en découlent. « Les plaignants n’ont reçu que des promesses jusqu’à présent », avance-t-il.

La question du logement touche, pour sa part, une centaine de maisons à Jerada et à Hassi Blal (l’autre cité minière à 3 kilomètres à l’ouest de Jerada) dont les occupants, ex-mineurs des Charbonnages du Maroc (CDM), n’ont toujours pas obtenu un titre de propriété. « Ce problème a pour le moment été réglé dans un seul quartier: Hay Razi », relève Lakhdar Mahyaoui.

Le calme, avant la tempête

Nettement descendue d’un cran, la tension à Jerada s’est concentrée au niveau des quartiers, « encerclés par les estafettes » d’après Abdessamad Habbachi. Ce faisant, les rassemblements de manifestants se sont limités à cinq points de liaison, chacun réunissant des quartiers mitoyens.

« Les avenues et rues principales sont bordées par les forces auxiliaires, sans qu’il y ait de heurt« , rapporte notre source, ajoutant qu’en réaction, les manifestants se sont contentés de réunions à ciel ouvert pour discuter des solutions à même de faire entendre leurs voix.

L’apparent « retour au calme » observé dans la ville serait donc le résultat de deux semaines de débats pour discuter de fond en comble les propositions formulées par le gouvernement.

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Déclarant n’être « pas convaincus » par ces dispositions, les habitants ont décidé de reprendre le mouvement. Au programme : marche et sit-in dans le centre-ville.  « Jeudi dernier, une marche prévue à partir du point Al Manar, à Hay Jadid, a été empêchée par les forces de l’ordre« , explique Abdessamad Habbachi. La faute aux comités?

Habbachi argue que cette initiative a été prise sans concertation avec les comités de quartiers initialement désignés pour dialoguer avec les autorités et délégations ministérielles venues à Jerada. « Les habitants ont retiré leur confiance en certains leaders. Ils les soupçonnent de n’avoir pas livré les détails de leur réunion avec le Wali et les représentants sectoriels », nous confie-t-il en évoquant une « marginalisation du rôle des comités« .

Des représentants bannis

À travers cette nouvelle donne, les femmes de la ville ont été les premières à manifester leur volonté de constituer de nouveaux comités. « Les femmes ont décidé de marcher vendredi dernier, les comités ont essayé de les en dissuader, en prévenant de supposés risques de répression ou d’arrestation », relève Abdelkader Iguili. « Il n’en a rien été, car les forces de l’ordre ont fait montre de civilité face à leur marche », ajoute-t-il.

Le lendemain, samedi, alors que la marche rassemblant les manifestants de Jerada et Hassi Blal battait son plein, coup de théâtre : Aziz Aït Abbou (alias Arrach), l’un des leaders les plus en vue du Hirak local, publie une vidéo partagée sur Facebook. En substance, il accuse « Des courants politiques ambitionnant de rebondir sur les demandes justes et légitimes des habitants pour des fins inavouées« .

Les propos de l’activiste visaient notamment, sans les nommer, le mouvement d’obédience soufie Al Adl Wal Ihsane ainsi que le parti d’idéologie marxiste-léniniste Annahj Addimocrati. « Nous sommes des gens modestes, nous ne souhaitons pas être mêlés aux différends qu’entretiennent certaines entités politiques avec l’État« , déclarait-il.

L’intervention d’Aziz Aït Abbou (Alias Rach), reprise le dimanche 25 février par Rifision :

Le même jour dans la rue, « les habitants ont clôturé leur sit-in une heure après la publication de cette vidéo en interdisant ceux qui sont réputés proches de son auteur de s’exprimer sur l’estrade« , précise Abdelkader Iguili, témoin de la scène.

La réponse des manifestants au message du leader Aziz Rach :

Du changement dans l’air

Dimanche, les réunions de quartier débouchent sur une décision unique. « La population a conclu qu’il y a lieu de faire appel à de nouveaux coordinateurs que nous avons désignés durant les journées du lundi et de mardi », explique Iguili. Ce changement concerne les cinq points de ralliement fixés au niveau de la ville.

Considérant que les anciens coordinateurs « continueront tout de même de bénéficier de l’estime des habitants« , Abdelkader Iguili nous explique que ce remaniement intervient « en vue de faire porter des habitants capables de mieux approfondir le dialogue avec les responsables et non de recevoir des menaces de leur part à chaque étape de lutte« .

Entre temps, le leader Aziz Rach a été transporté en urgence au CHU d’Oujda suite à « une insuffisance rénale » d’après ses proches. Sur les réseaux sociaux, les Jeradis ont multiplié les messages de soutien à l’activiste.

Les coordinateurs fraîchement désignés auront donc pour mission de poursuivre les rencontres dans le cadre du comité de suivi présidé par le wali. « Un excellent tribun n’est pas forcément un bon négociateur« , conclut Abdelkader Iguili, pour qui les nouveaux membres des quartiers « doivent faire preuve de clairvoyance« .

 

Des promesses à la pelle

Une série de rencontres ont eu lieu en vue d’établir un plan de développement pour la province de Jerada. Présidées par le wali de la région de l’Oriental Mouad El Jamai, ces réunions se sont déroulées en présence de cadres de l’Office national de l’eau et de l’électricité (ONEE), du département de l’Energie et des mines, et des représentants du Hirak local. Arrivées au stade de constitution d’un comité chargé du suivi après la dernière réunion tenue samedi dernier, en voici les engagements :

– La création d’un guichet pour les porteurs de projets en vue de leur financement par le Fonds d’appui aux porteurs de projets, le Conseil de la région, et l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH).

– La création de coopératives bénéficiant d’une dérogation du ministère de tutelle pour vendre le charbon extrait à l’ONEE, au profit des mineurs exploitant les descenderies clandestines.

– La création de 2.000 postes d’emploi dans des activités agricoles saisonnières en Espagne et dans les pôles industriels de Tanger et Kénitra.

– La mobilisation de 3.000 hectares au niveau de la province pour des projets agricoles

– Le lancement des travaux d’extension de la zone industrielle

– Le lancement d’un projet pilote de valorisation des déchets miniers. L’étude est en cours de réalisation par l’Office national des hydrocarbures et des mines (ONHYM) et l’École nationale supérieure des mines de Rabat (ENIM).

– La fermeture des puits de charbon désaffectés.

– La plantation de 10.000 arbres aux alentours de la station thermique de la ville.

– Des engagements pour l’examen des points en suspens dans la Convention sociale signée suite à la fermeture des Charbonnages du Maroc (CDM) en 1998.

– L’ouverture par le ministère de l’Energie et des Mines d’une enquête sur le processus de liquidation de CDM et ses biens immobiliers (dont les maisons des ex mineurs).

– La suspension de sept permis d’exploitation minière et 17 permis de recherche pour non-conformité aux règles et lois en vigueur.

– la réalisation d’une carte géologique devant définir le potentiel minier de la province.

– la fermeture des unités « 1, 2 et 3 » de la station thermique de Jerada en raison de leur impact négatif sur l’environnement et le maintien de la 4e unité répondant aux normes internationales.

– La programmation de 108 projets dans les secteurs des routes, l’enseignement, la santé, l’eau et l’électricité.

– La dotation de la province, via l’INDH, d’équipements à caractère social (classes d’enseignement primaire, terrains de proximité, salles omnisports, piscine couverte, espace de divertissement et bibliothèque).

– La construction et l’équipement d’un centre de formation professionnelle à Aïn Beni Mathar, l’extension de l’Ecole pratique des mines de Touissit et la construction et l’équipement d’un internat pour l’Institut spécialisé de technologie appliquée (ISTA) de Jerada.

– L’affectation de 3 médecins spécialisés en cardiologie, maladies respiratoires et rhumatologie au niveau de l’hôpital provincial de Jerada (en mars prochain).

– Des facilitations dans le paiement des arriérés des factures d’eau et électricité.

– La non-comptabilisation des pénalités dues au retard de paiement desdites factures et la distribution de lampes à basse consommation au profit des familles nécessiteuses.

– Un traitement exceptionnel aux malades atteints de la silicose utilisant des générateurs d’oxygènes, et engagement de l’ONEE à installer, à partir de juillet prochain, des compteurs prépayés pour les habitants préférant cette option.[/encadre]


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