Reportage. Un procès (presque) parfait

Après une semaine d’intenses plaidoiries au tribunal militaire de Rabat, le jugement des 24 accusés impliqués dans les événements du camp Gdeim Izik s’est enfin achevé. Récit des deux journées qui ont précédé le verdict.

 

Vendredi 15 février, 11 h. En plein quartier de l’Agdal à Rabat, la rue qui abrite le tribunal militaire, pourtant interdite à la circulation, connaît une animation sans précédent. Présentes sur les lieux, les familles des victimes, soit les onze membres des forces de l’ordre morts le 8 novembre 2010 lors du démantèlement du camp de Gdeim Izik près de Laâyoune, scandent les mêmes slogans. Elles demandent justice pour les leurs. Quelques mètres plus loin, les familles des 24 accusés tuent le temps comme elles peuvent. Derrière des barrières ornées de banderoles contestant la légitimité du tribunal militaire, certains discutent calmement. Il y en a même qui préparent tranquillement leur thé, à même le sol. Soudain, les slogans hostiles aux accusés se font entendre de plus belle. Une délégation de trois ministres PPS arrive sur les lieux, en visite de solidarité avec les familles des victimes. Nabil Benabdallah, secrétaire général du PPS, ne cache pas sa gêne quand il entend des manifestants réclamer la “peine capitale” pour les accusés. Lors d’un bref speech, il rattrape le coup en parlant de justice et de droit à la vie. A l’intérieur du tribunal, c’est une autre ambiance qui règne.

 

Le bunker de Me Zehhaf

Pour entrer au tribunal militaire, il faut passer par une petite haie de gendarmes. Ensuite, s’engouffrer dans l’un des deux portiques placés à l’entrée, se soumettre à l’épreuve du détecteur de métal manuel que vous fait passer, sur tout le corps, un jeune gendarme. Enfin, un officier de l’armée pointilleux vous dépossède (provisoirement) de votre téléphone et autres effets personnels et vous remet un badge. “Nous n’avons pas l’habitude de gérer autant de monde”, nous confie un gradé. Notre interlocuteur fait allusion à la cinquantaine d’observateurs de plusieurs nationalités, aux dizaines de journalistes et à la  vingtaine d’avocats. Malgré cela, on ne se sent pas vraiment à l’étroit dans la salle d’audience. Au fond, quadrillée par des gendarmes dont certains portent des gilets pare-balles, trône la cour. Son président, Noureddine Zehhaf, sexagénaire au teint hâlé et aux cheveux blancs, magistrat de grade exceptionnel, est le seul civil. Il est flanqué de quatre conseillers, tous des lieutenants-colonels. Le représentant du Parquet a le même grade alors que le greffier est adjudant-chef. Derrière la cour, bien en évidence, trône le portrait du roi “en civil”. Le premier banc est occupé par les accusés, tous vêtus de “deraâs” et, juste derrière eux, on aperçoit leurs avocats. Justement, ce matin-là, un avocat de la défense prend tout son temps pour à la fois contester la compétence du tribunal militaire, remettre en cause les PV de la police judiciaire et réaffirmer que certains accusés ont été torturés. Des proches des accusés, eux, ont choisi de faire les interprètes pour des observateurs espagnols. Et ce sont des chuchotements à n’en plus finir dans presque toutes les rangées. Me Zehhaf attend que notre avocat finisse son intervention pour lui demander d’y aller doucement avec la langue arabe dont il “massacre la grammaire”. Hilarité dans l’audience, qui est finalement priée de prendre une pause, le temps de déjeuner et d’effectuer la prière du vendredi. Et c’est reparti pour le même parcours du combattant, mais dans le sens contraire. Avocats, observateurs et journalistes se pressent autour du même bureau pour récupérer leurs téléphones. Les accusés, eux, mangeront sur place. “Il est difficile, à cette heure de la journée, de refaire par deux fois le même trajet entre le tribunal et la prison de Salé”, nous explique l’un des officiers chargés de convoyer les accusés.

 

En attendant le jugement

Il est 14 h 55. Une jeune Sahraouie pique une sieste tranquillement dans la salle d’audience. Les bancs en bois semblent avoir servi pendant une éternité, mais sont faits pour durer encore. Une autre jeune femme fait son entrée dans la salle et casse la croûte sur place : une boîte de lait et des madeleines. Certains ont même ramené de petits coussins, voire des tapis de prière, pour s’asseoir plus confortablement. Trois marins, dirigés par un sous-officier, préparent leurs armes pour saluer la cour comme le veut la coutume. Une vingtaine de gendarmes se déploient dans la salle. Et, comme depuis le début de leur procès, les accusés font la même entrée triomphante, ne se gênent pas pour converser, à voix haute, avec leurs proches présents dans la salle. Mais ils s’abstiennent de répéter les mêmes slogans séparatistes, comme ils le faisaient depuis le 8 février : cela tournait généralement autour du “peuple sahraoui” et de “l’autodétermination”. Peut-être parce que l’heure est grave et qu’on approche de la fin du procès. Me Zehhaf donne le coup d’envoi en affirmant que l’un des accusés est absent puisque souffrant d’une diarrhée aiguë. Détail croustillant, l’intéressé a refusé net de se soumettre à une rectoscopie. Puis, après ce bref intermède, c’est au tour de l’accusation de prendre la parole pour répondre aux griefs de la défense. Le procureur général, pendant près de deux heures, axe son intervention sur le “mensonge” et la “désinformation” pour discréditer les accusés. Après une longue tirade contre Antena 3, la télé espagnole qui avait présenté les photos des victimes d’un meurtre à Casablanca comme étant celles de victimes sahraouies de Gdeim Izik, il montre à la cour et aux avocats une série de photos. Qu’y voit-on exactement ? L’un des accusés lors d’un séjour aux camps de Tindouf, muni d’une arme automatique… Un observateur espagnol a alors le malheur de trop s’approcher du banc des avocats. Le juge le tance vertement. “Achrif, ce n’est pas une exposition, regagnez votre place !”, lui lance-t-il en darija. Notre observateur s’exécute. Dehors, les familles des victimes haussent le ton et leurs voix parviennent jusqu’à la salle d’audience. Certains avocats et des observateurs se retirent pour griller une cigarette. Car, autre luxe, le tribunal est doté de deux fumoirs. Vers 22 h, la séance est levée. Rendez-vous est pris pour le lendemain à 10 h.

 

Stupeur et tremblements

Samedi 16 février est une journée décisive. La tension est palpable chez tout le monde. Car, au fil des heures, on s’approchait du moment fatidique : l’énoncé des verdicts. Le dispositif de sécurité, à l’intérieur comme à l’extérieur du tribunal, a été renforcé. Vers 10h30, la dernière séance peut enfin commencer. Les suppositions vont bon train quant à l’issue du procès. Les plus optimistes pronostiquent des peines n’excédant pas les dix ans. Mais l’ambiance est lourde dans la salle d’audience. Les 23 accusés —le 24ème étant en fuite et donc jugé par contumace— défilent devant la cour pour le “dernier mot”, la dernière occasion pour clamer leur innocence. Et ils prennent tout leur temps pour le faire. Naâma Asfari, l’un des principaux accusés, prendra pas moins de 55 minutes à lui tout seul. Mais juste pour étaler devant l’assistance ses compétences de chercheur en droit qui prépare son doctorat et expliquer qu’il est poursuivi parce qu’il est “militant des droits de l’homme” et pour ses “convictions politiques”. Le juge décrète une pause après avoir entendu tout le monde. A la reprise à 15 h, le tribunal décide de décliner les chefs d’accusation retenus contre chacun des accusés. Et la cour se retire pour les délibérations. à partir de 17h, le temps passe lentement. L’écrasante majorité des membres des familles des accusés ont quitté les lieux et les parages du tribunal. Les familles des victimes restent sur place, leurs slogans se faisant de plus en plus assourdissants. Vers minuit, l’imposant convoi des accusés est de retour de la prison de Salé, et rejoint la salle d’audience. Le juge convoque les accusés, deux par deux, et leur lit le verdict qui a été retenu contre eux (voir encadré). Des cris de stupéfaction émanent de la salle. D’autres cris de satisfaction leur font écho. Les familles des victimes, 20 minutes plus tard, laissent exploser leur joie à l’extérieur du tribunal. “Aujourd’hui, je peux enfin faire le deuil de mon fils”, lance à la foule la mère d’un jeune gendarme tué à Gdeim Izik. Les mines défaites, des avocats de la défense annoncent qu’ils vont se pourvoir en cassation. Et tous s’accordent à dire que le procès s’est déroulé dans de bonnes conditions, mais devant une juridiction d’exception qui n’a pas à juger des civils.

 

Verdict. Entre perpétuité et relaxe

Sur les 24 accusés, contre lesquels ont été retenus les chefs d’accusation de “constitution d’une bande criminelle, violences contre les forces de l’ordre ayant entraîné la mort avec l’intention de la donner et participation”, neuf ont été condamnés à la prison à perpétuité. Y compris pour un accusé en fuite. Le tribunal militaire a également condamné quatre accusés à 30 ans de prison, huit à 25 ans et deux à 20 ans. Enfin, deux autres accusés ont été condamnés à deux ans de prison, peine qu’ils ont déjà purgée. L’affaire remonte au 8 novembre 2010 quand les forces de l’ordre étaient intervenues pour démanteler le camp installé à Gdeim Izik, à 12 kms de Laâyoune, depuis le 9 octobre de la même année. Selon la version officielle, des occupants de ce camp s’en sont violemment pris aux forces de l’ordre et en ont tué dix, le onzième étant un sapeur-pompier. La veille du démantèlement de ce camp, une délégation d’habitants avait rencontré des responsables, dont l’ancien ministre de l’Intérieur, pour trouver une issue au problème. L’intervention du 8 novembre a changé la donne avec les suites que l’on sait.

 

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