Tabac. Thank you for smoking

La cigarette génère tous les ans quelque 16 milliards de dirhams de chiffre d’affaires. Et malgré l’arrivée de deux nouveaux concurrents, ce marché très juteux reste dominé par l’ex-Régie des Tabacs. Zoom sur une guerre qui se joue à armes inégales.

La clope, ça tue, mais ça rapporte gros. En 2011, les Marocains ont dépensé plus de 16 milliards de dirhams pour en griller une. Cette manne, qui a été de tout temps le monopole de la Régie des Tabacs (devenue Altadis après sa privatisation, puis Imperial Tobacco Maroc), est courtisée depuis quelques mois par de nouveaux players. Depuis 2011, date de libéralisation du marché, deux autres opérateurs ont fait leur entrée dans l’arène : le premier s’appelle Japan Tobacco International. Il est numéro 3 mondial du secteur et est connu notamment pour ses marques Winston et Camel. Le second n’est autre que British American Tobacco, numéro 2 du secteur et producteur des marques premium Kent, Dunhill et Lucky Strike. Aussitôt la barrière du monopole levée, ces deux majors du tabac, qui étaient auparavant obligées de passer par l’ex-Régie des Tabacs pour vendre leurs produits au royaume, se sont empressées de rompre leur contrat de distribution avec l’opérateur historique. Cette tâche, ils l’ont confiée à des distributeurs locaux, qui ont déjà pignon sur rue. Le Japonais a choisi la North Africa Tobacco Company (NATC), propriété du groupe espagnol Cobega, déjà présent au Maroc via NABC, distributeur exclusif de Coca-Cola. Le Britannique, lui, a misé sur Dislog, distributeur des produits de Procter & Gamble, dont l’actionnaire de référence n’est autre que l’ex-ministre de la Jeunesse et des Sports, Moncef Belkhayat.

 

Opération Sakka

D’entrée de jeu, les deux majors assènent un coup dur à l’opérateur historique, qui perd du jour au lendemain pas moins de 7% de parts de marché. “C’est surtout la perte de la carte Winston qui nous a pénalisés, les autres marques ne représentant pas grand-chose dans les ventes de cigarettes au Maroc”, expliquent alors les managers d’Imperial Tobacco Maroc, comme pour minimiser les dégâts causés par l’offensive de la concurrence sur le segment des cigarettes premium. L’attaque des nouveaux venus ne s’arrêtera pas là. Pour détrôner le Britannique Imperial Tobacco, elles lancent une vaste opération de charme auprès des sakkate. Obligés de travailler avec Altadis, les buralistes percevaient jusqu’alors 5% de commissions sur les ventes. Les nouveaux venus montent les enchères et proposent désormais 6%, avec en bonus des primes trimestrielles, une sorte d’incentives qui varient selon le chiffre d’affaires réalisé. La boîte de Moncef Belkhayat, Dislog, se montre même plus généreuse, en offrant une prime de 1000 DH sous forme de carte de recharge à tout bureau de tabac qui accepte d’installer des présentoirs dédiés aux produits de British American Tobacco. L’offre plaît aux buralistes, qui acceptent même de recevoir de temps en temps des conseillers commerciaux de la compagnie, des filles plutôt coquettes qui essayent d’orienter les achats des fumeurs, en vantant la qualités des Dunhill et des Camel, et en offrant des gadgets sympathiques aux “infidèles”.

 

Marlboro, mon amour

Sur le papier, ces efforts marketing ont l’air de chambouler l’ordre établi sur le marché. Mais la réalité est autre. Près de vingt mois après la libéralisation, les nouveaux players ont beaucoup de mal à percer et Imperial Tobacco reste le leader incontesté du secteur, avec une part de marché qui dépasse toujours les 82%. Car, dans cette guerre, l’ex-Altadis compte sur un allié de taille, Philip Morris, le leader mondial du secteur et propriétaire de la carte Marlboro, marque préférée des Marocains dans le segment du premium. “Il y a des gens qui acceptent d’acheter des Camel, des Dunhill ou des Winston. Mais ils ne tiennent pas longtemps avant de revenir à leurs premières amours, les Marlboro”, signale ce buraliste du centre-ville de Casablanca. C’est connu : dans le secteur du tabac, il est difficile, très difficile, de changer les habitudes de consommation, surtout quand la pub est interdite et que les prix sont réglementés. Imperial Tobacco Maroc, qui fabrique sous licence les marques de Philip Morris dans son usine de Aïn Harrouda, est donc imbattable sur ce terrain. Reste alors l’autre segment de marché, le plus gros, celui de la clope low-cost. Un segment où l’opérateur historique use d’une arme de destruction massive, nommée Marquise, sous l’œil bienveillant d’un puissant allié : l’Etat.

 

La vraie-fausse libéralisation

Privatisée en 2003, la Régie des Tabacs se préparait, depuis ce temps-là, à l’ouverture du marché, prévue d’abord pour fin 2007 avant d’être reportée à début 2011. Et il semble que les acquéreurs aient bien négocié leur deal. Dans un article de loi, l’Etat a accordé un avantage en or au nouvel actionnaire de la Régie. Il y est stipulé notamment que tout nouveau produit de tabac ne peut être vendu à un prix inférieur à “la moyenne arithmétique des prix de vente au public en vigueur…” Cette moyenne est aujourd’hui de 27,13 DH. Autrement dit, les nouveaux concurrents de l’ex-Régie des Tabacs ne peuvent aujourd’hui vendre leurs clopes à un prix inférieur. Or, le gros du marché se fait sur ce segment, puisque 82% du volume d’affaires du secteur est engrangé par des marques low-cost, vendues à 22 DH maximum. L’Etat, donc, à travers cet article de loi, a verrouillé 82% du business pour le compte de l’opérateur historique, qui continue de faire des ravages avec sa célèbre marque Marquise. Cette dernière accapare à elle seule quelque 66% de parts de marché. Le reste des revenus du segment est engrangé par les Gauloises ou encore les Fortuna, vendues respectivement à 22 et 20 DH. “C’est scandaleux. L’Etat protège Imperial Tobacco avec cette disposition de loi, en nous privant d’exercer sur le segment du low-cost”, s’alarme un des opérateurs du secteur. Saisi sur la question, le Conseil de la concurrence de Abdelali Benamour a confirmé, dans un récent rapport, que cette pratique anti-concurrentielle vise, selon ses termes, à “prolonger le monopole d’Imperial Tobacco sur le marché marocain du tabac”. Dans les salons d’affaires de la capitale économique, on chuchote que l’ex-Altadis aurait passé un accord secret avec l’Etat, l’engageant à racheter la régie. En échange, l’Etat protègerait l’entreprise… en verrouillant le business. Même un Nick Naylor, lobbyeur doué et héros du film Thank you for smoking, ne pouvait rêver mieux !

 

Fiscalité. Fumer, un acte “citoyen” ?

Si les majors du tabac encaissent chaque année quelque 16 milliards de dirhams, le premier bénéficiaire de ce business juteux reste sans conteste l’Etat. Le Trésor public pompe en effet tous les ans pas moins de 66% des recettes engrangées par le secteur, sous forme de taxe et autres impôts (TIC, TVA, IS…). En 2011, ce sont donc pas moins de 11 milliards de dirhams qui ont été reversés à l’Etat par les trois cigarettiers du pays. Un chiffre faramineux qui équivaut au budget d’un ministère comme celui de la Santé, et qui est appelé à croître encore plus cette année. Cela pourra se faire grâce notamment à la croissance du marché, mais aussi à la hausse de 1,6% sur la TIC décidée par le gouvernement Benkirane dans le cadre de la Loi de Finances 2012. Voilà ce qui pourrait expliquer en partie la vraie-fausse libéralisation menée par les services du ministère des Finances. Car pour plusieurs professionnels du tabac au Maroc, “la libéralisation devait déboucher sur une baisse des prix, et donc sur une baisse des impôts collectés par l’Etat. Chose qui n’arrange pas les intérêts du Trésor pour l’instant”. Une hypothèse qui relève peut-être de la théorie du complot. Mais une chose reste cependant sûre : plus on fume, plus on engraisse l’Etat.

 

Le marché du tabac en chiffres

 

4 millions de fumeurs

15 millions de cigarettes grillées

16 milliards de dirhams de chiffre d’affaires

11 milliards de dirhams de recettes fiscales

 

Rejoignez la communauté TelQuel
Vous devez être enregistré pour commenter. Si vous avez un compte, identifiez-vous

Si vous n'avez pas de compte, cliquez ici pour le créer