Bureaux de change. La ruée vers le cash

Bureau de change à Casablanca. Crédit: R. Tniouni

Durant les cinq dernières années, le nombre de marchands de devises a été multiplié par dix. Scan d’un marché de niche très compétitif.

Ghita, cadre supérieur dans une multinationale, a décidé de s’offrir des vacances à Barcelone. Trois jours avant le voyage, elle s’est rendue dans un bureau de change pour récupérer sa dotation touristique. Elle a appris par le bouche à oreille que les  taux de change qui y sont pratiqués sont bien plus intéressants que ceux affichés par les banques. Et elle est loin d’être la seule à faire appel aux services de ces nouveaux cambistes, qui existent au Maroc depuis 5 ans seulement : touristes, MRE, étudiants marocains à l’étranger… tous ont dû y recourir un jour ou l’autre.

Il existe aujourd’hui 504 bureaux de ce type, clairsemés à travers tout le pays, et 336 autres demandes d’ouverture sont en attente du feu vert de l’Office des changes. Mais, visiblement, ce dernier préfère ralentir la cadence d’attribution des autorisations, le temps de mettre un peu d’ordre dans la machine. D’autant que la crise économique en Europe a eu pour effet de réduire les deux principales sources d’entrée de devises, à savoir les arrivées touristiques et les transferts MRE.

Les uns sur les autres

La compétition est rude sur le marché. Les bureaux de change doivent composer avec la concurrence de 5113 agences bancaires, 723 guichets de transfert de fonds  (Western Union, Money Gram, Quick Dirham, Dirham Express, etc.), en plus de 354 entités dites sous-délégataires (hôtels, agences RAM, résidences touristiques, casinos, etc.). Sans oublier le marché noir, qui résiste au vu et au su des autorités. Une petite balade au centre-ville de Casablanca, du boulevard Félix Houphouët Boigny jusqu’à celui des FAR, laisse voir que le formel et l’informel cohabitent en symbiose, parfois côte à côte, à quelques dizaines de mètres seulement du poste de police de la brigade touristique.

Une question s’impose : combien pèse le secteur aujourd’hui ? Combien de flux de liquidités est-il en mesure d’absorber ? Il est surprenant de constater que même l’autorité de régulation n’a pas de données précises à ce propos. “Les statistiques des billets de banque étrangers dont nous disposons intègrent les billets traités par les guichets bancaires. Il est délicat de chiffrer la contribution séparée des bureaux de change”, reconnaît un responsable au département statistique de l’Office des changes. Pourtant, depuis janvier dernier, l’Office public reçoit chaque jour, avant 17h, le reporting des transactions de chaque point de vente. Tous les opérateurs se sont d’ailleurs équipés d’un logiciel agréé. Un professeur économiste ironise en expliquant que “le gouvernement, s’il ose révéler les détails des flux des billets de banque étrangers, risque d’en surprendre plus d’un, par l’ampleur de l’argent qui circule. Ce qui peut s’apparenter à du blanchiment”…

In gold we trust

Relativement accessible, le commerce de devises ne nécessite pas de connaissances très pointues. Depuis novembre 2011, les nouveaux candidats doivent justifier au minimum d’un bac + 3. Les anciens, tous des bacheliers, ont vite appris les ficelles du marché. Sans aucune formation aux techniques de trading, certains anticipent correctement l’évolution des cours de change en gardant l’œil en permanence ouvert sur les sites spécialisés. En suivant en temps réel la parité euro/dollar, ils peuvent négocier de belles petites affaires. Leur astuce : l’euro représente 80% du panier de cotation du dirham, le reste revient au dollar. C’est donc la variation du cours de change euro/dollar qui apprécie ou déprécie le dirham.

Le local d’un bureau de change requiert par contre un équipement spécial. Outre le logiciel, qui assure la connexion au serveur de l’Office des changes, la loi exige d’être équipé d’un coffre-fort, un détecteur de faux billets, une machine à compter, un tableau d’affichage électronique des cours de change, une caméra de surveillance, une alarme et une façade vitrée. “Le coût total peut aller de 80  à 120 000 dirhams, en fonction du nombre de guichets, de la marque et de la qualité du produit utilisé”, estime Charaf Bennani, propriétaire d’un bureau de change à Salé. En revanche, un gros effort financier est demandé lors de la constitution de la société : le candidat doit détenir au minimum un capital d’un million de dirhams, voire 2 millions dans le cas où l’un des actionnaires est une entreprise.

Pour une poignée de centimes

Quant à la distance qui sépare deux points de vente, elle est depuis peu fixée à 500 mètres. Mais cette règle ne s’applique pas aux zones à l’intérieur desquelles les devises se vendent et s’achètent comme des petits pains. C’est dire à quel point l’emplacement du fonds de commerce est déterminant. C’est de lui que dépend la rentabilité des projets. L’investisseur sait que ce métier génère une seule et unique source revenu : la marge d’intermédiation issue de l’achat et de la vente de devises. Et ce contrairement aux banques et aux sous-délégataires, pour qui le change est une activité accessoire. La force de frappe des bureaux de change réside plutôt dans leur capacité à offrir des tarifs compétitifs, meilleurs que ceux proposés par les banques. Le client a pour la première fois la possibilité de négocier le prix à l’intérieur d’une fourchette fixée par la banque centrale, entre le cours minimum d’achat et le cours maximum de vente de chaque devise. Exemple, vendredi 20 juillet, un euro se négociait dans une fourchette allant de 10,44 à 11,54 dirhams, fixée par Bank Al-Maghrib. Le jour même, le bureau de change achète un euro à 10,77 dirhams et le vend au bas mot 10,88 dirhams, soit un gain brut de 11 centimes. Concrètement, la marge bénéficiaire dépend du volume de la transaction. Au fur et à mesure que le montant de l’opération augmente, la marge tend à se rétrécir, jusqu’à atteindre parfois un seul centime (0,01 DH) à l’échange d’un euro.

Jusqu’à présent, l’essentiel du business des bureaux de change se fait à l’achat de devises. En effet, ces établissements n’ont pas le droit de vendre des billets de banque étrangers sauf dans de rares cas : dotations touristiques, frais de mission du personnel de l’Etat, frais d’études à l’étranger. “Nous demandons au gouvernement de nous aider à élargir notre activité à d’autres dotations comme les soins médicaux, le pèlerinage, la Omra, les soins médicaux et les voyages d’affaires. Nous voulons aussi étendre nos services au transfert d’argent”, lance Charaf Bennani, membre de l’Association professionnelle des bureaux de change. Les cambistes veulent clairement se diversifier et  grandir. Ne dit-on pas que l’appétit vient en mangeant…?

Banques. Les milliards des devises

En pratiquant des tarifs particulièrement attractifs, les bureaux de change ont réussi à capter une clientèle jusque-là réservée au réseau classique des banques (MRE, touristes, étudiants, etc.). “Les bureaux de change s’adressent à des niches de consommateurs particuliers. Ils peuvent être organisés à la réception des fonds, mais jamais à l’émission”, tempère ce responsable d’une salle de marchés. En vérité, ce qui intéresse le plus les banques, c’est bien le segment des entreprises exportatrices et importatrices, contraintes de négocier l’achat et la vente de devises. Les établissements bancaires se livrent à une concurrence féroce pour s’adjuger le maximum de transactions. En effet, les opérations de ce type drainent chaque année environ 700 milliards de DH (balance des règlements). L’enjeu à la fois commercial et financier est si important que les banques vont jusqu’à se contenter d’un niveau de marge inférieur à 1 pour mille.

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