Au-delà de toute pudeur

Par Karim Boukhari

Le numéro que vous tenez entre les mains est un peu spécial. Il est cher à notre cœur et la raison est très simple : il repose sur une idée et un projet qui ont à peu près l’âge de ce magazine. Peut-être même qu’ils sont plus vieux… Depuis que TelQuel existe, nous avons toujours caressé le rêve de sonder l’insondable. Dire ce qu’on n’a pas l’habitude de dire. Faire dire ce que les gens préfèrent taire. Nous connaissons tous la double personnalité marocaine, avec le “on” et le “off”, le côté jour, le jeu en société, la respectabilité, les codes et les règles de bonne conduite, et puis le côté nuit, obscur, touffu, plus personnel, dans tous les cas plus intéressant, mais que chacun garde jalousement pour soi.

Le dossier que vous pouvez lire dans nos pages intérieures (« Ces Marocain(e)s qui disent non ») et que l’on doit à la ténacité de deux de nos meilleures journalistes, nous a quand même coûté plusieurs mois avant d’être mené à son terme. Comme une grossesse. La conception a été un moment de plaisir simple et intense, la gestation a été longue et difficile, avec ses fausses alertes et ses vrais moments de doute. Quant à l’accouchement, il a été, semblable à tous les accouchements, un moment de délivrance.

Nous l’avons fait. Ils l’ont dit. Nous assumons ensemble. Comme des adultes. Enfin !

Notre idée, qui est au cœur même du credo “le Maroc tel qu’il est” défendu par notre magazine, a consisté à aller chercher des jeunes gens comme les autres, mais qui ne font pas exactement comme les autres. Ils naviguent à contre-courant. Ils sont différents. Ils ont poussé et grandi en dehors des standards, loin des consensus. Ils ont quelque chose à dire, qui n’appartient qu’à eux mais qui mérite d’être partagée et écoutée. Parce que leur discours transgressif est porteur de sens. Il est même, comme vous allez pouvoir le constater en lisant certains témoignages, touchant puisque fruit d’un parcours personnel et d’une somme  d’expériences, de blessures, rapportées avec beaucoup de sincérité. Ce ne sont pas des stars, pas des icônes, ils ressemblent réellement à tout le monde et ils ne font pas, justement, comme tout le monde. Ils existent, ils ont une voix. Nous avons essayé de les comprendre et de les écouter.

En plus de transcrire le Maroc tel qu’il est, l’intérêt est de rappeler, et c’est utile, que la rupture, la transgression, la différence, la singularité, toutes ces notions indispensables à la bonne marche d’une société (même quand elle a l’allure d’un bloc conservateur, comme la nôtre), ne sont pas le fait d’une “clique” ou d’une secte. Ils existent aussi en dehors du ghetto. Ils correspondent bien à une réalité et, plutôt que de la cacher ou de la travestir, mieux vaut la regarder en face, la comprendre et apprendre à en tenir compte. Cette réalité et cette sensibilité ne sont pas étrangères à notre société. Elles en font partie et elles représentent un plus. C’est une chance de les avoir et il est important de les laisser s’exprimer.

Bien entendu, c’est avant tout de libertés individuelles dont il est question. Le sujet est d’actualité. Il est aussi prioritaire que la lutte contre le chômage ou la corruption. Les libertés individuelles font partie du chantier de développement…personnel des individus. Pourquoi maintenant ? Parce qu’il est temps, grand temps.