A l’heure où l’Union européenne adopte un Pacte qui conforte ses ambitions d’externalisation du contrôle des migrations et de l’asile, il est impératif de s’intéresser aux acteurs du voisinage européen qui rendent possible, au quotidien, cette lutte contre les migrations irrégulières.
Si la recherche académique a largement remis en cause l’impact de ces campagnes sur les départs en migration, peu de travaux se sont intéressés aux intermédiaires pairs en tant que tels. Pourtant, ils sont un maillon essentiel du contrôle migratoire aux frontières externes de l’Europe. Quels sont les profils sociologiques et les trajectoires migratoires de ces intermédiaires ? Dans quelles conditions sont-ils employés par les organisations internationales ? Et quelles relations entretiennent-ils avec leur public cible ?
Les retours volontaires de l’OIM consistent à faciliter l’éloignement des étrangers jugés indésirables, mais se distinguent des expulsions classiques du fait qu’ils reposent en principe sur la volonté des migrants de rentrer dans leur pays d’origine.
Les premiers retours volontaires enregistrés par l’OIM depuis le Maroc sont organisés en 2005, à la suite des “événements de Ceuta et Melilla” au cours desquels des migrants décèdent aux frontières hispano-marocaines.
Parmi ces intermédiaires, on trouve des hommes et des femmes qui sont des membres des communautés migrantes installées au Maroc. Leur participation aux retours volontaires ne résulte pas uniquement d’une stratégie de l’OIM pour atteindre son public cible, mais découle plus largement de la division inégale du travail dans le secteur de la gestion des migrations.
Des “leaders communautaires” indispensables
Dès 2010, une évaluation interne de l’OIM suggère de recourir à des “leaders communautaires” pour favoriser le “bouche-à-oreille” à propos du retour volontaire au sein des communautés migrantes.
Malgré des débuts laborieux, la campagne de régularisation bénéficie finalement à 23 096 personnes, soit 85,53 % des dossiers déposés. En parallèle, la “libéralisation” de la politique migratoire marocaine accroît encore le montant des financements européens et augmente le besoin d’intermédiaires pairs installés localement. Le secteur s’ouvre alors à la concurrence et des migrants régularisés – hommes et femmes – sont recrutés indépendamment de leur autorité préalable sur leurs compatriotes. Certains entament leur carrière de courtage de manière autonome avant d’accéder à un poste, comme en témoigne cet intermédiaire guinéen (Conakry) : “Moi, avant d’être [agent communautaire] dans mon association, je voulais déjà régler le problème des migrants. J’ai commencé à emmener des gens à l’hôpital à mes propres frais. […] J’ai commencé à les accompagner, j’ai eu des contacts. Donc quand les projets sont arrivés, ils avaient besoin de moi, parce que j’avais déjà une expérience.” (Entretien, 2018)
Plus généralement, les intermédiaires alternent entre différents postes ou cumulent ces derniers, comme l’explique cet interlocuteur originaire de Guinée-Bissau : “Je suis ‘agent communautaire’ et ‘chargé d’accueil et d’orientation’ pour [deux organisations]. Je suis aussi ‘éducateur pair’ pour l’OIM. Avant, j’étais ‘agent communautaire’ pour une [autre organisation]. Mais tout ça, c’est un peu la même chose. C’est une personne qui est l’intermédiaire entre le bureau et la communauté subsaharienne.” (Entretien, 2018)
Malgré l’absence de critères explicites, les intermédiaires pairs identifient clairement les compétences indispensables à leur recrutement. L’un d’entre eux explique : “Quand on parle de ‘pairs’ […], c’est toujours des Subsahariens. Parce qu’il faut passer par quelqu’un de la communauté migrante pour […] transmettre le message […]. Une personne qui ressemble [aux migrants]. Quelqu’un en qui ils ont confiance.” (Entretien, 2018)
Cet interlocuteur utilise de manière indifférenciée les termes de “subsaharien” et de “migrant” pour décrire les intermédiaires pairs. Dans la même veine, un intermédiaire camerounais justifie son rôle dans le cadre des retours : “Y a certaines personnes qui veulent pas aller directement à l’OIM […]. Parce qu’ils ont peur. […] Parce qu’il se dit, arrivé à OIM, tu toques, ce n’est pas ton frère subsaharien qui va te répondre. […] Donc il préfère passer par quelqu’un comme moi. […] Là il est rassuré.” (Entretien, 2018)
D’après ces interlocuteurs, leur capacité à nouer une relation de confiance avec leur public cible repose avant tout sur leur identification comme des membres de la communauté “subsaharienne”, au singulier. Ce référentiel efface les différences existantes entre les communautés migrantes et au sein de ces dernières. Il illustre le caractère homogénéisant des représentations des organisations internationales à l’égard de leurs bénéficiaires (et de leurs intermédiaires), mais fait aussi écho aux communautés d’itinérance transnationales qui ont émergé au Maroc face à un contrôle migratoire qui vise prioritairement les personnes identifiées comme noires africaines. Contrairement à ce que suggère la citation de l’OIM reprise en début d’article, la “parité” des intermédiaires vis-à-vis de leur public cible va donc bien au-delà du partage d’une langue et d’une culture communes.
Comme dans les secteurs du développement ou de l’humanitaire, le travail des intermédiaires pairs dans la gestion des migrations est généralement peu valorisé.
En particulier, les “éducateurs pairs” employés par l’OIM dans le cadre d’un “projet de promotion de la santé des migrants” ne sont pas rémunérés à proprement parler, mais simplement défrayés pour les frais engendrés par leur mission (transports, repas, téléphonie…).
L’un d’entre eux, également salarié comme “agent communautaire” dans une association, décrit les revendications de ses collègues : “L’OIM a 26 éducateurs pairs au Maroc. Eux, dans leur tête, ils sont formés par l’OIM, mais l’OIM ne donne pas de travail [pas de salaire]. Or, eux, ils veulent avoir des badges directs de l’OIM, des badges qui disent qu’ils sont éducateurs pairs au nom de l’OIM. Ce sont les revendications des éducateurs pairs. Au moins, qu’ils soient reconnus !” (Entretien, 2018)
Ainsi, les points de vue de l’OIM et des éducateurs pairs divergent lorsqu’il s’agit de déterminer le statut de l’intermédiation. Les éducateurs pairs appréhendent leur intervention comme une forme de travail qui mérite à ce titre d’être reconnue et rémunérée. Cette revendication est d’autant plus légitime à leurs yeux qu’ils doivent rendre des comptes à l’OIM à l’issue de leurs activités, à propos des migrants assistés, des lieux visités, ou encore des sujets abordés au cours des sensibilisations.
Du point de vue de l’OIM, en revanche, l’intervention des éducateurs pairs est interprétée comme une forme d’engagement communautaire, ce qui l’exempte de les rémunérer et de les reconnaître comme des membres à part entière de son personnel. Mais ce n’est pas tout. Dans le cadre d’une pratique aussi controversée que les retours volontaires – qui sont régulièrement comparés à une forme d’expulsion – invisibiliser l’intervention des éducateurs pairs est également stratégique pour l’OIM, puisqu’elle se prémunit par là même contre les critiques relatives à son influence sur le choix des migrants.
Le contrôle migratoire dans les pays du voisinage européen est donc non seulement générateur de frontières pour les étrangers jugés indésirables, mais également producteur d’inégalités pour les petites mains qui en assurent la mise en œuvre au quotidien.