Les villages touchés par le séisme, Salima Naji les connaît par cœur. Depuis 2004, celle qui se fait l’avocate des matériaux traditionnels sillonne les régions du Royaume, notamment pour y restaurer des bâtiments en misant sur l’écoconstruction. À l’heure où la question de la reconstruction se pose, cette spécialiste des réalisations en terre pose un diagnostic et quelques pistes d’une réflexion nécessaire.
TelQuel : Parler aujourd’hui de reconstruction, est-ce que ce n’est pas prématuré, alors que les secouristes sont encore sur place ?
Salima Naji : Non, c’est une urgence. Les gens ne vont pas attendre pour reconstruire, l’hiver va arriver rapidement. Plus tôt on agira, mieux ce sera. Il faut dès maintenant poser des fondamentaux pour assurer la survie et la dignité des gens. Il faudrait que les pouvoirs publics et les communautés organisent rapidement le dégagement en récupérant tous les matériaux de construction comme le bois et la pierre qui seront réutilisés demain.
Il faut agir vite pour se prémunir des glissements de terrain potentiels après de fortes pluies. Le risque, dans les prochaines semaines, ce seraient des crues gonflées de gravats qui ravageraient à nouveau ces vallées jusqu’aux plaines.
En tant qu’architecte spécialisée, avez-vous été approchée pour une réflexion autour de la reconstruction ?
Les autorités consultent les architectes, mais aussi les anthropologues et sociologues, car il y a de multiples enjeux au-delà de la reconstruction. Il faut être pragmatique, tenir compte des revenus des gens, il ne s’agit pas de faire des choses très coûteuses, car chaque réparation serait insurmontable financièrement pour les habitants de ces régions.
Il s’agit de réfléchir à des dispositifs durables, qui vont fonctionner à long terme, en adéquation avec les pratiques multiples des habitants, qui sont très différentes entre les hameaux liés aux bergeries et les villes.
Quels sont les principaux enjeux de cette reconstruction selon vous ?
Il faut penser au cas par cas, chaque village a sa propre logique, qu’il faut prendre en compte. Mais les principaux enjeux qui se dégagent tiennent du pragmatisme : les gens vivent essentiellement de l’agriculture et du tourisme dans cette région. Dans ces régimes agraires, ce ne sont pas simplement des maisons, mais des habitats complexes qui associent souvent maisons, étables, gîtes touristiques.
“Il faut répondre aux besoins des gens, pour qu’ils puissent retrouver leurs revenus rapidement”
La dimension paysagère est fondamentale en articulant les terrains de parcours dédiés au pâturage, les cultures irriguées en terrasse, les pistes et sentiers… Il faut répondre aux besoins des gens, pour qu’ils puissent retrouver leurs revenus rapidement, sinon beaucoup iront tenter leur chance en ville où le taux de chômage est élevé et l’inflation particulièrement forte.
Il faut d’ailleurs se méfier des images émotionnelles : certains de ces villages dont il ne reste qu’un champ de ruines étaient déjà largement abandonnés par leurs habitants qui avaient rejoint des villes comme Amizmiz ou Moulay Brahim pour travailler. D’autres s’étaient installés au bord de la route goudronnée et conservaient seulement une étable dans le village historique. C’est toute la complexité de l’intervention, seuls les moqqadmines connaissent l’occupation réelle des maisons.
Ces villages détruits faisaient la part belle aux constructions en terre, que vous défendez depuis toujours, mais pensez-vous pouvoir être entendue après une telle catastrophe ? Les constructions en béton ne risquent-elles pas de s’imposer pour la reconstruction ?
Aujourd’hui, nous faire croire que la terre est moins performante que le béton, c’est n’importe quoi. Le ciment a fait beaucoup de morts dans cette catastrophe. Beaucoup de constructions en béton n’ont pas mieux résisté, car le béton est aussi le matériau du mensonge et de la malfaçon. Regardez en Turquie, 50 000 morts et des immeubles de haut standing qui s’effondrent sans laisser aucune chance de survie aux habitants. À Marrakech, de nombreux immeubles très récents présentent des fissurations très inquiétantes, tout comme à Agadir, alors qu’ils sont loin de l’épicentre.
Ce n’est pas une histoire de matériaux, mais de dispositifs architecturaux. Quand les règles de l’art sont respectées, le bâtiment encaisse le choc, qu’il soit en béton ou en terre. Les constructions en pierre et terre chaînées avec du bois sauvent des vies. Et quand il faut réparer, les communautés peuvent le faire elles-mêmes avec les matériaux locaux.
“L’enjeu de la reconstruction est immense, il faut utiliser les matériaux avec intelligence”
Attention, parfois il faudra abattre le bâtiment et le reconstruire, mais cela pourra être fait avec les mêmes matériaux, sans dépendre de l’extérieur. Alors qu’avec le béton, vous accumulez les gravats qui vont polluer les sols et vous êtes dépendants d’importations.
Nous sommes victimes d’un impensé colonial : nous décrédibilisons nos savoir-faire pour les mirages de technologies importées qui nous rendent dépendants. Encore aujourd’hui, on oppose le beldi, l’indigène, l’archaïque, au moderne, à la ville nouvelle, européenne. Tout reconstruire en béton se traduira par une inflation sans précédent qui se fera aux dépens des plus pauvres, déséquilibrera notre balance commerciale déjà très déficitaire, et pénalisera au final toute notre économie. Et beaucoup de commentateurs s’improvisent sans aucune réflexion systémique.
L’enjeu de la reconstruction est immense, il faut utiliser les matériaux avec intelligence. Nous allons avoir besoin du béton pour de nombreuses infrastructures, économisons-le là où il n’est pas nécessaire et surtout, ne l’utilisons pas là où il est nocif.
Il faut aussi poser la question du climat : les demeures de montagne doivent faire face aux extrêmes climatiques. Il fait très chaud l’été et très froid l’hiver, et le béton rend les maisons invivables. Les rares maisons tout en béton sont construites par des personnes qui ne viennent que l’été. Ce n’est pas une posture contre ce matériau, c’est la réalité.
Il faut une approche complexe : dans les nouveaux projets d’écoconstruction, nous mettons un chaînage en béton ou en bois, et nous construisons le reste en pierre et terre. Nous avons livré des dizaines de bâtiments de ce type avec l’INDH.
Quel plan d’action préconiseriez-vous ?
Il faut des gens, pas seulement des architectes, qui connaissent et aiment ces régions, avec un profond respect pour ces communautés, sans fausse condescendance. Il faut passer par les moqqadmines, les élus locaux, les caïds, les gouverneurs, qui ont conscience des enjeux.
Je pense que dans les villages, dès que possible, il faudrait créer des coopératives de service de reconstruction. Ces coopératives appartiendraient aux sinistrés qui pourraient aussi être salariés pour reconstruire ou embaucher de la main-d’œuvre sous leur autorité. Dans de nombreux villages, les savoir-faire sont très présents, mais beaucoup d’hommes sont obligés de partir travailler en ville pour des salaires misérables.
“Je crois en la bonne volonté, et je sais qu’on peut faire des miracles avec très peu de moyens”
Ensuite, ces coopératives de service pourraient être supervisées par le gouverneur et le conseil provincial, comme dans le cadre d’Awrach (programme gouvernemental visant la création de 250.000 emplois directs, à travers des chantiers publics temporaires entre 2022 et 2023, ndlr).
Les indemnités pour la reconstruction, définies selon la taille des ménages pour établir un principe de justice sociale, pourraient être transférées à ces coopératives avec un effet multiplicateur de 1,5 afin que leurs membres puissent reconstruire des infrastructures collectives pour le bétail et l’irrigation, mais aussi la qualité de vie au quotidien.
Je crois en la bonne volonté, et je sais qu’on peut faire des miracles avec très peu de moyens. La gageure, c’est de ne pas tomber dans l’anarchie de multiples chantiers parallèles où des ONG et entreprises seraient en compétition sur des ressources. Il faut donner les moyens aux sinistrés d’agir sur leur territoire dans le cadre légal marocain. Pour le respect des normes, il suffira d’un architecte et d’un bureau d’étude-conseil par commune qui appliquent avec intelligence la législation.
Une opportunité pour sortir cette région — qui est pourtant le Maroc des cartes postales — de l’oubli ?
Cette région n’a pas été oubliée. L’État a fait des investissements colossaux, construit des routes, des écoles, des barrages, des réseaux d’eau potable, d’électricité. Il a soutenu l’agriculture et le tourisme. Il a restauré des sites historiques majeurs comme Tinmel alors qu’en raison des contraintes du relief, chaque investissement coûte parfois cinq fois ce que cela coûte en ville.
Derrière la carte postale, il y a un très lourd travail de soin et d’entretien de ces paysages qui sont liés à l’agriculture et à l’élevage. L’occasion nous est donnée de faire ce qu’on n’a jamais fait dans ces régions : associer aux investissements un vrai “care” pour les gens, leur proposer une vraie architecture, des bâtiments de qualité alliant sécurité, confort thermique et esthétique.
“L’occasion nous est donnée de faire ce qu’on n’a jamais fait dans ces régions : proposer une vraie architecture, des bâtiments de qualité alliant sécurité, confort thermique et esthétique”
Bien reconstruire, c’est ouvrir un vrai horizon de dignité, et non transposer des modèles inadaptés. On peut créer de nouvelles choses, mais qui soient en lien avec le legs des anciens qui sont des leçons d’adaptation. Il faut être fier de ce patrimoine, de cet art de construire et de faire. Malgré les défis climatiques et géologiques, c’est une zone d’habitat multimillénaire qui est au cœur de la richesse et de la résilience de notre pays.
Cette région pourrait aussi devenir un symbole, de ce que l’on peut faire après une catastrophe pour se remettre debout avec les gens. Je le prends comme un défi supplémentaire. Mais ne nous trompons pas : il faut réfléchir à sa culture, à son identité ; on ne va pas mettre un immeuble dans le Haut Atlas ni faire du Haouz un Hay Riad 3…