[Tribune] Madame la ministre Aawatif Hayar, interdisez le mariage des petites filles, une bonne fois pour toutes

Madame la ministre, journaliste, j’ai recueilli les témoignages de plusieurs Marocaines mariées avant l’âge de 18 ans, dans le cadre de la réalisation du documentaire “Mazal Tefla”. Ces 20 minutes de film donnent à voir la laideur d’un Maroc qui, en 2023, met à disposition des hommes un moyen légal de violer des petites filles. Le Maroc dont vous êtes l’actuelle ministre de la Solidarité, de l’Insertion sociale et de la Famille.

Par

Aawatif Hayar, ministre de la Solidarité, de l’Insertion sociale et de la Famille.

C’est en tant que militante féministe marocaine que je sollicite, dans cette lettre ouverte, votre action pour assurer un avenir meilleur aux petites filles de notre pays.

Au Maroc, marier un enfant n’est qu’une simple formalité administrative

Je salue le courage des quatre héroïnes de Mazal Tefla : Chaimae, Zohra, Khadija et Amina. Certaines étaient traumatisées par les coups, d’autres par les insultes, les menaces, les humiliations… Elles ont subi des violences physiques, psychologiques ou encore économiques perpétrées par leurs maris avant même qu’elles n’aient atteint l’âge de la majorité.

Tout cela a démarré dans la légalité. Car si le mariage des mineurs est interdit depuis 2004, les articles 20 et 21 de la Moudawana laissent la possibilité aux parents (ou tuteurs légaux) de demander une dérogation pour marier les enfants dont ils ont la charge : “Le juge de la famille chargé du mariage peut autoriser le mariage du garçon et de la fille avant l’âge de la capacité matrimoniale prévu à l’article 19 ci-dessus, par décision motivée précisant l’intérêt et les motifs justifiant ce mariage. Il aura entendu, au préalable, les parents du mineur ou son représentant légal. De même, il aura fait procéder à une expertise médicale ou à une enquête sociale. La décision du juge autorisant le mariage d’un mineur n’est susceptible d’aucun recours.” (Art. 20)

“Le mariage du mineur est subordonné à l’approbation de son représentant légal. L’approbation du représentant légal est constatée par sa signature apposée avec celle du mineur sur la demande d’autorisation de mariage et par sa présence lors de la conclusion du mariage. Lorsque le représentant légal du mineur s’abstient d’accorder son approbation, le juge de la famille chargé du mariage en statue l’objet. La validité du mariage du mineur est subordonnée au consentement de son représentant légal tel que défini à l’article 230. Le consentement est matérialisé par sa signature apposée sur la demande prévue à l’article 65 et par sa présence lors de la conclusion de l’acte. Lorsque le représentant légal refuse le mariage du mineur sous sa tutelle, celui-ci peut présenter une demande d’autorisation de mariage directement au juge de la famille chargé du mariage qui doit y statuer conformément aux procédures prévues à l’article 20.” (Art 21)

Au Maroc, les enfants sont considérés comme capables de consentir à un acte sexuel

Ces articles furent, à l’origine, pensés comme un dispositif d’exception accordée au cas par cas. Mais Chaimae, elle, se souvient bien de son passage au tribunal : “Ils nous ont envoyés chez un médecin expert associé au tribunal. Ces gens ont fermé les yeux sur beaucoup de choses… Moyennant corruption.” Son regard est amer face à la caméra. “Ils m’ont demandé si je voulais me marier, si j’étais forcée ou non. Normalement, ce genre de questions ne doivent pas être posées à la fille devant sa famille. Par conscience, il faut la prendre à part, lui poser ces questions en tête à tête. Si la réponse est non, il faut la protéger.”

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En 2022, 20.097 demandes de mariages de mineurs ont été déposées auprès des tribunaux marocains. Les juges ont donné leur feu vert pour 68 % des dossiers, soit 13.652 demandes. Si la loi enjoint les juges à faire appel à une expertise médicale et une enquête sociale, très peu en ont requis. La plupart des demandes reçoivent d’ailleurs une réponse sous 24 heures.

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Ne voyez-vous pas, Madame la ministre, les dangereuses dérives de ces articles du Code de la famille ? Ne voyez-vous pas que marier un enfant n’est rien de plus qu’une formalité administrative dans notre pays ?

Au Maroc, les enfants sont considérés comme capables de consentir à un acte sexuel.

De toute évidence, ce n’est pas la mise en application de l’article 20 de la Moudawana qui pose problème. C’est son existence même.

Vous souvenez-vous de vos 14 ans, Madame la ministre ? Vous ne pouviez ni voter, ni être propriétaire, ni conduire… et c’est bien normal : vous étiez encore collégienne. À cet âge-là, Amina, elle, vivait déjà avec son mari, âgé de dix ans de plus qu’elle. Il la forçait à boire de l’alcool, la menaçait de lui couper les doigts si elle ne se soumettait pas à toutes ses volontés.

Au Maroc, il existe un moyen, pour un adulte, d’avoir des relations sexuelles avec un enfant, sans être arrêté : il suffit de se marier avec

Au Maroc, il existe un moyen, pour un adulte, d’avoir des relations sexuelles avec un enfant, sans être arrêté : il suffit de se marier avec. Car le viol conjugal n’existe pas dans notre pays. À partir du moment où deux personnes ont signé un acte de mariage, ils sont considérés comme consentants tant que ce mariage ne sera pas rompu. Vous rendez-vous compte, madame la ministre, de ce boulevard laissé aux pédocriminels ? Trouvez-vous cela digne d’un pays qui dit vouloir garantir la protection de l’enfance ?

Un enfant ne peut consentir aux choses qu’il ne peut pas encore comprendre, comme la sexualité. C’est aux adultes de leur permettre de grandir dans un environnement sain, où ils pourront construire leur identité en sécurité. “Quand tu as 14 ans, il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas. À cet âge-là, on a besoin de quelqu’un pour nous guider”, dit Amina.

Madame la ministre, j’espère que les mots d’Amina résonneront en vous. Que votre gorge se serrera très fort lorsque vous verrez le visage déterminé de Chaimae, “morte à l’intérieur”. Que votre souffle se coupera quand vous entendrez Khadija soutenir qu’elle n’a pas d’autre choix que d’aimer son mari. Enfin, j’espère que les larmes de Zohra deviendront les vôtres. Une fois que vous les aurez essuyées, agissez.

N’attendez pas davantage. La vie de milliers de femmes est en jeu.

Vous êtes membre d’une coalition parlementaire largement majoritaire à la Chambre des représentants ; vous avez le pouvoir de nous aider à abroger les articles 20 et 21 de la Moudawana, en portant ce dossier, sans cesse remis à plus tard, devant les député·e·s.

Vous êtes ministre de la Solidarité, de l’Insertion sociale et de la Famille ; vous avez le pouvoir de mobiliser un budget nécessaire et suffisant pour sensibiliser les familles aux dangers que représente le mariage des enfants, qui ne doit notamment plus apparaître comme une solution face à la pauvreté.

Vous faites partie du gouvernement actuel ; vous avez la possibilité d’unir les forces de plusieurs ministères pour empêcher le décrochage scolaire des petites filles dans le Royaume, leur assurer une éducation complète jusqu’à l’âge de 18 ans, et les accompagner dans leur autonomisation.

Camélia Echchihab est journaliste et militante féministe.