Nous sommes déjà en retard. C’est ce que disent de nombreux responsables. Alors que font-ils ? Ils suivent des formations et font suivre des formations à leurs subordonnés. On leur parle entre autres de “data”, de réseaux de neurones, d’apprentissage profond, de “transformers”, de “tokens” et de “prompting”. On leur parle aussi de ChatGPT, de Gemini (ou Bard), de Whisperer, de BingAI, de Claude, de Copilot et du chat. On leur parle aussi d’état d’esprit IA, d’approche holistique humaniste, de considération éthique, de protection des données privées, etc.
Ces formations sont importantes. Mais ensuite ? Sous la pression des médias, de leur conseil d’administration, de cabinets de conseils ou d’employés enthousiastes, ils décident de se lancer et d’investir. C’est là que cela se corse. Investir dans quoi exactement, et comment ?
Beaucoup, parmi ceux qui en ont les moyens, créent un centre IA. Ils y mettent des ordinateurs puissants, de préférence avec des GPU (les fameuses puces informatiques, initialement conçues pour le traitement parallèle des graphiques des jeux vidéo et qui se révèlent efficaces pour l’apprentissage automatique et l’inférence – ce que l’on appelle IA aujourd’hui). Ils recrutent aussi quelques “data scientists”, des gens formés en statistique. L’inauguration du centre se fait souvent en grande pompe dans des locaux dotés de poufs oranges et de machines à café, dénotant le côté cool sous-jacent à la créativité espérée, et rappelant les centres digitaux créés il y a une décennie.
Malheureusement, ces centres donnent rarement grand-chose. Et cela pour deux raisons. D’une part, parce que l’IA, c’est de l’informatique, c’est-à-dire des algorithmes et des ordinateurs. Pour faire de l’IA, il faut donc des ingénieurs qui comprennent la science des algorithmes et des ordinateurs, c’est-à-dire des informaticiens. On ne peut se contenter de connaitre des statistiques, ni se contenter de savoir bricoler un ordinateur. Il faut les deux. Il faut connaitre les aspects, réseaux, sécurité, bases de données etc. C’est cette connaissance globale qui a permis aux ingénieurs chinois de créer DeepSeek. D’autre part, les services métiers qui sont censés bénéficier des prouesses de l’IA, s’ils ne sont pas consultés en amont, ne se sentent finalement pas impliqués et ne peuvent exprimer leurs besoins une fois que tout est fait.
La meilleure manière de faire de l’IA est d’impliquer, dans le cadre d’équipes projets, des informaticiens et des cadres métiers qui ont une vision claire du but espéré. Même dans ce contexte, le succès n’est pas assuré. Mais c’est, à mon humble avis, la seule manière d’espérer y arriver.
Bio Express
Rachid Guerraoui est professeur d’informatique à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), où il dirige le laboratoire de calcul distribué. Il est aussi directeur du comité de pilotage du “College of Computing” de l’UM6P. Titulaire d’un doctorat de l’Université d’Orsay (France), il a travaillé au CEA Saclay, aux laboratoires HP de Palo Alto et au MIT. Il a été élu ACM Fellow et professeur au Collège de France. Il a reçu les prix Senior ERC, Google Focused et Dahl Nygaard. Il a été élu meilleur professeur d’informatique par l’EPFL en 2024.