[Tribune] La passion olympique et ses mini-révolutions

Le sport n’est pas neutre. Il suffit d’observer la manière dont les controverses idéologiques sont déportées sur l’arène des Jeux olympiques pour le comprendre.

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La boxeuse algérienne Imane Khelif (moins de 66 kg) a décroché l'or aux Jeux olympiques de Paris-2024.

L’audience et les médias en font un espace politique où se matérialisent des tensions. Tous les débats qui remontent à la surface durant cet événement renvoient l’image d’une caisse de résonance de l’évolution des rapports de force et des faiblesses qui traversent la société contemporaine. Même si la Charte olympique interdit toute démonstration politique, religieuse ou raciale, les JO offrent malgré tout une tribune d’expression de diverses revendications.

Le CIO faisant ces dernières décennies de la participation universelle des femmes un objectif affirmé, plusieurs polémiques mettent en lumière le processus de déconstruction des normes identitaires. Les controverses qui s’en suivent donnent l’occasion de réfléchir sur les dynamiques identitaires comme le produit d’une histoire et d’un contexte.

Comment l’égalité peut-elle être conçue dans un espace où est visé l’exploit ? Comment défendre ladite neutralité publique dans un lieu où s’exprime l’exaltation de la victoire ? Comment célébrer l’universalisme olympique au prisme des ferveurs patriotiques brandies par des couleurs nationales flottant comme un étendard de fierté ?

Comment l’égalité peut-elle être conçue dans un espace où est visé l’exploit ?

Les JO font miroiter la possibilité de conjuguer la performance et l’inclusion. L’universalisme et la diversité culturelle sont censés y être célébrés dans un élan pacifiste. Le défi est de taille tant que le sport implique fondamentalement les corps et que l’institution sportive reste un espace éminemment politique.

En tant qu’acteurs sur scène, les athlètes se doivent de théâtraliser un double jeu conciliant entre leurs traits particuliers et un universalisme prôné par l’esprit de la charte. Ces attributs étant changeants, il est intéressant d’observer le mouvement d’adaptation qui s’impose de facto aux règles du jeu olympique.

Rappelons que l’homme qui participait aux Jeux olympiques antiques devait être un homme citoyen grec et de statut libre. En 2015, le CIO a annoncé la création de la première équipe olympique des réfugiés. Le temps est propice pour soulever ces questions à un moment ou les JO de Paris annoncent la parité pour la première fois dans l’histoire.

Nous venons de très loin. Au moment de la création des JO, en 1896, les femmes étaient bannies de ces compétitions. Le véritable héros olympique est, selon Pierre de Coubertin, le rénovateur des JO modernes, “l’adulte mâle individuel”. Les femmes peuvent pratiquer du sport sans jamais se donner en spectacle. “Une olympiade femelle serait impratique, inintéressante, inesthétique et incorrecte”, avait-il affirmé.

Le surfeur Ramzi Boukhiam et la boxeuse Oumaima Belhabib étaient les porte-drapeaux du Maroc pour les Jeux olympiques de Tokyo, du 23 juillet au 8 août 2021. Il a fallu attendre 2007 pour que la Charte olympique rende obligatoire la présence de femmes dans toutes les disciplines.Crédit: Comité national olympique marocain (CNOM)

Ces éléments de contexte permettent de dire combien l’idée même des JO a été construite sur l’exclusion d’un monde fait pour et par une élite d’hommes. Il a fallu attendre 2007 pour que la Charte olympique rende obligatoire la présence de femmes dans toutes les disciplines. L’histoire de leur intégration a connu des étapes qui ont accompagné l’évolution des mœurs.

Le sport étant considéré comme un fief de la virilité (1), inclure les femmes dans des compétitions dites masculines menace de bouleverser les critères normatifs de la féminité. D’ailleurs, partant de l’hypothèse de la supposée infériorité physiologique naturelle des femmes, de nouvelles règles ont été instaurées pour adapter les compétitions à leurs capacités physiques.

L’histoire de cette évolution évoque la possibilité toujours ouverte de pousser les limites des frontières de genre un peu plus loin. Par ailleurs, tout en se félicitant de ces avancées, le progrès de la réglementation ne doit pas agir en trompe-l’œil pour occulter les différentiations toujours en vogue. Dit autrement, même en présence d’une parité officielle en chiffres, les inégalités continuent à se loger dans les pratiques quotidiennes, les discours et les représentations.

L’athlète algérienne Imane Khelif a ainsi reçu une vague de cyberharcèlement immense suite à sa victoire sur sa concurrente italienne. Cela nous rappelle le cas de la Sud-Africaine Caster Semenya, exclue des Jeux en raison de son taux de testostérone. Elle a dû livrer une longue bataille juridique contre le CIO qui l’a invitée à concourir auprès des hommes en cas de refus de suivre un traitement pour réguler son taux hormonal.

La Sud-Africaine Caster Semenya, double championne olympique (2012, 2016) et triple championne du monde (2009, 2011 et 2017) du 800 mètres.Crédit: Jon Connell / CC

On peut évoquer aussi, dans la même veine, un article du New York Times qui avait présenté Serena Williams comme un exemple de puissance en vantant ses grands biceps et sa musculature hors normes conformément aux stéréotypes ethno-raciaux. Cette analyse a soulevé des critiques concernant le sexisme et le racisme persistant dans l’évaluation des sportives. Le tennis ayant été longtemps un sport pratiqué par des femmes blanches issues des classes moyennes, c’est aussi la distinction de race et de classe qui a été jugée de manière subliminale à travers ce débat.

C’est comme si les exploits féminins devaient être réalisés à la mesure de la force des femmes, de leurs origines et de leur constitution physique

Quand les victoires ne sont pas attribuées au mérite, mais à des traits personnels comme la race ou le genre, on est face à des questions de fond sur la définition même d’une performance ou des identités. C’est comme si les exploits féminins devaient être réalisés à la mesure de la force des femmes, de leurs origines et de leur constitution physique. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que des vérités naturelles continuent à présider à l’instauration des critères de contrôle des sexes lors des admissions aux JO.

Rappelons au passage que certaines athlètes depuis 1966 ont subi des tests de féminité avant leur admission dans la catégorie féminine. Elles étaient soumises à une batterie de tests médicaux, et on allait même jusqu’à inspecter leurs organes génitaux. Le test a évolué pour être plutôt fondé sur un contrôle chromosomique jusqu’à son bannissement à Sydney dans les années 2000.

La Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) a gardé la possibilité ouverte d’ouvrir une enquête quand le sexe d’une athlète est contesté. En mai 2011 et suite aux controverses autour de la présence des athlètes transgenres et intersexes, l’IAAF a publié les “Règles sur l’hyperandrogénie” concernant les sportives caractérisées par une production élevée d’androgènes. Ces règles ont dû être amendées en 2018. Le terme “hyperandrogénie”, jugé inapproprié, a dû être remplacé par celui de “différences de développement sexuel” (DSD) se traduisant par des taux de testostérone établis dans les Règles sur l’hyperandrogénie de 2011.

Ces athlètes femmes doivent donc relever le défi de la performance dans les sports de haut niveau tout en préservant intacte l’image idéale et conventionnelle de la féminité. Il demeure aussi difficile de penser une féminité plurielle ou mobile en fonction de la diversité des positions. Faut-il le rappeler, les femmes aujourd’hui épousent une multiplicité de rôles et occupent des espaces différents. Il n’y a pas que l’athlétisme dans la vie de ces championnes…

Imane Khelif, boxeuse algérienne.

Nous avons vu circuler en guise de réponse aux invectives adressées à Imane Khelif des photos d’elle maquillée, les cheveux longs avec une couronne sur la tête. Une façon de dire que ces athlètes sont capables d’activer diverses dispositions selon les circonstances et les contextes d’action.

Alors que les normes de la féminité sont censées être manifestes dans les apparences, il est parfois demandé aux athlètes voilées d’ôter leur hijab pour respecter un principe de neutralité publique. Au temps des Jeux olympiques antiques, la nudité des athlètes grecs les distinguait des barbares qui eux couvraient leur corps. L’histoire ne finit pas de reproduire des hiérarchisations sous de nouvelles formes.

Depuis les années 1990 qui ont connu l’apparition des femmes voilées sur les terrains sportifs, l’autorisation ou non de porter un hijab lors des compétitions fait l’objet de polémiques. Amnesty International, pas plus tard qu’il y a quelques mois, a publié un rapport dénonçant l’interdiction faite aux athlètes françaises de porter le voile pendant la compétition. L’exploit sportif en tant qu’entité constitutive de l’identité se heurte aux autres assignations figées ou hermétiques à de nouvelles dispositions.

Nous oublions aussi très souvent que les femmes ont des siècles de retard dans la mise en mouvement de leur corps (2) et que cela peut faire réfléchir sur le fondement biologique de certains canons de féminité. Une socialisation sportive dans des sports dits masculins peut modifier les traits corporels et transformer les morphologies.

Nous oublions également qu’au-delà du biologique, des facteurs sociaux, économiques et politiques participent à façonner des profils d’athlètes gagnants. Les sociologues à travers des enquêtes ont souvent réfléchi sur le lien entre les parcours sportifs des femmes et leur environnement.

Nawal Moutawakil comme d’autres sportives de haut de niveau avoue sa redevabilité à un père, ancien judoka, qui est pour beaucoup dans sa socialisation sportive.

Khadija Al Mardi, première femme championne du monde dans l’histoire de la boxe arabe et africaine, a par contre dû affronter le refus de ses parents avec beaucoup de détermination pour déjouer le piège des normes familiales. Cela étant, la socialisation n’est pas un processus passif, mais on peut donner aussi plusieurs exemples d’athlètes qui, grâce à leur passion, ont activement fait déplacer elles-mêmes les frontières de genre en s’auto-incorporant un habitus sportif.

On se rend compte combien les premières fois requièrent des résistances et des sacrifices ; elles sont surtout révélatrices de la possibilité de faire évoluer les pratiques et les représentations.

Tous les quatre ans, les Jeux olympiques nous offrent le spectacle de ces changements et des résistances qu’ils suscitent. Ce sont ces mini-révolutions qui suspendent les jugements et créent la place à un sentiment de candeur prêt à nous faire croire à la possibilité d’un monde égalitaire.

Comment l’égalité peut-elle être un vecteur de l’indifférence à la différence ? Il serait utopique de croire que la valeur d’égalité pourrait transcender les réalités géopolitiques ou les déterminismes identitaires, mais il est efficace d’y aspirer.

Le vœu illusoire de l’égalité est un puissant instrument du changement. Les débats qui l’accompagnent font sortir les discriminations de leur aspect désincarné et conceptuel. Ils concernent des personnes en chair et en os qui sont touchées directement par les préjudices de l’intolérance. On les voit même tenaillées entre l’honneur qu’elles doivent à leurs appartenances et la fierté que leur vaut leur victoire. Leurs exploits leur font compenser parfois le prix des dépassements.

Les athlètes n’atterrissent pas aux JO l’air de rien… ils sont riches d’histoires ayant façonné leur esprit battant et nourri leur passion, chacun dans sa discipline. J’ajouterai que c’est bien le feu de leur passion qui les conduit à cet élan créateur…

1. Wittersheim Eric. Norbert Elias & Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994

2. Bohuon, Anaïs, et Elsa Dorlin. “Le genre de l’avantage physique dans la performance olympique : illustration par les contrôles de sexe imposés aux sportives”. Les Défis de l’Olympisme, entre héritage et innovation, édité par Nicolas Chanavat et al., INSEP-Éditions, 2021, https://doi.org/10.4000/books.insep.3706

Leila Bouasria est enseignante-chercheuse en sociologie à la faculté des lettres et des sciences humaines d’Aïn Chock, université Hassan II de Casablanca. Elle est membre associée au Laboratoire de recherche sur les différenciations sociales et les identités sexuelles (LADSIS) et membre de la chaire Fatima Mernissi.