Environ 10.400 ouvrières saisonnières marocaines sont déjà parties en Espagne pour la cueillette des fraises depuis le début de l’année. Ce départ s’inscrit dans le cadre du Programme de gestion éthique de l’immigration saisonnière, porté par la mairie de Cartaya en Espagne, et le ministère de l’Emploi marocain qui confie à l’ANAPEC l’accueil, l’accompagnement et l’orientation de ces candidates au travail agricole dans le sud de l’Espagne.
Issues principalement du monde rural, ces femmes précaires, peu scolarisées, laissent derrière elles enfants et famille pour travailler dans les champs de “l’or rouge”. “Ces femmes font partie d’un système de migration nommé migration circulaire”, explique, contactée par TelQuel, Chadia Arab, géographe et chercheuse au CNRS, actuellement à Huelva pour une nouvelle enquête de terrain. “Grâce à une convention entre l’Espagne et le Maroc, elles obtiennent des contrats qui permettent de compenser le manque de main-d’œuvre agricole dans la province de Huelva, notamment pour la cueillette des fraises”, ajoute-t-elle.
Un recrutement sexiste ?
La politique de recrutement de ces “doigts de fée”, pour reprendre le titre du livre Dames de fraises, doigts de fée de Chadia Arab (éditions En toutes lettres, 2018, réédité en 2023), est, selon Mustapha Azaitraoui, géographe et professeur universitaire, “nettement sexué, car favorisant principalement le recrutement de femmes issues des zones rurales”.
Selon lui, ces critères de sélection trouvent leur justification dans le fait que les femmes rurales jouissent d’une “certaine familiarité avec le travail agricole, et l’environnement rural en général”. Aux yeux des employeurs, cette familiarité “est synonyme d’expérience professionnelle, de savoir-faire pratique et circonstancié, et d’une forte capacité d’adaptation à la pénibilité des conditions de travail”, explique Zhour Bouzidi, professeure universitaire et sociologue.
Selon la sociologue, ces critères “s’appuient sur un ensemble d’images stéréotypées et d’attributs communément associés aux femmes rurales qui les distinguent des femmes citadines (endurance, docilité, etc.) et aussi une capacité à travailler et vivre pendant plusieurs mois en zone rurale”, souligne la chercheuse.
De surcroît, ces critères, notamment ceux consistant à être mariée et avoir des enfants, “permettent aux autorités espagnoles d’être assurées qu’elles rentreront au pays par la suite”, précise Chadia Arab. “C’est une manière pour l’Union européenne de lutter contre l’immigration irrégulière et de mieux gérer les flux migratoires”, ajoute-t-elle.
Ce programme de migration circulaire cible des régions précises — Kénitra, Moulay Bousselham —, “associées historiquement à la culture de la fraise, avec une présence bien établie des exploitations espagnoles depuis plusieurs décennies”, explique Mustapha Azaitraoui.
Une amélioration relative des conditions de travail
Selon un rapport du HCP intitulé Analyse intersectionnelle de la participation des femmes dans le marché de travail, une étude comparative entre les régions de Casablanca-Settat et de l’Oriental, publié en mars 2024, le taux d’activité des femmes au Maroc était de 19% en 2023, contre 69% pour les hommes. Un chiffre qui place le Royaume parmi “les pays ayant le taux d’activité féminin le plus faible au monde”.
Ce qui expliquerait que ces femmes, qui “proviennent des milieux socioéconomiques les plus précaires et pauvres du pays”, rappelle Chadia Arab, se tournent vers la migration circulaire. Mais les ouvrières saisonnières “doivent se montrer travailleuses et dociles, car au moindre problème, elles peuvent être renvoyées au Maroc”, explique la géographe.
Saisonnier et donc provisoire et instable, cet emploi est “à la fois un enrichissement pour certaines de ces femmes, mais peut aussi accentuer leur marginalisation pour d’autres”, observe Chadia Arab, rappelant qu’“en Espagne, les conditions de travail sont majoritairement respectées, bien qu’elles puissent être améliorées dans certaines coopératives”.
Actuellement sur le terrain, à Huelva, elle atteste que les femmes “décrivent une évolution au niveau du travail, mais surtout au niveau du salaire ; aujourd’hui elles sont payées environ 50 euros pour sept heures de travail, pour celles qui travaillent toute la journée”.
Parmi elles, Aïcha, 46 ans, ouvrière à Huelva de retour à El Hajeb. Interviewée par Zhour Bouzidi, elle compare : “Il y a des différences entre le travail agricole en Espagne et celui au Maroc. Contrairement au Maroc, en Espagne, le travail est garanti durant tous les jours du contrat. Seules les femmes mariées ou divorcées avec des enfants sont éligibles pour aller travailler en Espagne. Le travail est très pénible, même en Espagne, voire il est plus pénible là-bas qu’ici, mais il est beaucoup mieux rémunéré. On travaille pendant trois mois à Huelva, mais le renouvellement du contrat n’est pas systématique, c’est là le problème !”
Par ailleurs, en Espagne, insiste Chadia Arab, “il est important que ces femmes soient dans des logements décents et dignes, car certaines sont dans des logements vétustes, sans point d’eau, dans des préfabriqués éloignés des centres urbains et sans transport”. “C’est une ancienne observation, que l’on constate encore en 2024”, note la chercheuse. C’est en 2024 aussi que ces ouvrières vont bénéficier de permis de séjour et de travail pluriannuel pour une durée de quatre ans, “un vrai soulagement pour les femmes rencontrées qui attendaient depuis longtemps plus de régularité et de stabilité dans leur mobilité en Espagne”.
Surexploitation et harcèlement sexuel
Les parcours et le quotidien de ces femmes ne sont pas sans embûches. En 2018, la diffusion d’informations au sujet des viols, harcèlement et agressions des ouvrières marocaines à Huelva a impacté l’image des ouvrières et alimenté des stéréotypes et préjugés basés sur le genre. “Certains employeurs ont pu malmener, maltraiter et imposer un chantage économico-sexuel sur certaines femmes”, déplore Chadia Arab.
En 2018, les avocates qui ont accompagné le groupe de femmes évoquaient une traite humaine, tandis que les membres du syndicat agricole andalou de Huelva et les associations féministes ont comparé ces abus à une forme d’esclavagisme, étant donné que “le travail des fraises en Espagne s’inscrit dans un système agricole plus large, une agriculture intensive, libérale et capitaliste”, fait savoir la géographe.
La ministre espagnole du Travail et de l’Économie sociale Yolanda Diaz elle-même a comparé le travail dans les champs agricoles du sud de l’Espagne avec l’esclavagisme. En 2020, de nouvelles mesures ont ainsi été lancées pour faire face à ces “maltraitances”, notamment l’exploitation des travailleurs, le trafic d’êtres humains, le travail forcé, l’esclavage ou les pratiques s’en rapprochant.
Un retour inévitable
Pour ces femmes, qui travaillent en Espagne pendant trois à neuf mois, le retour au Maroc est inéluctable. “Celles qui rentrent au Maroc n’ont pas la certitude de revenir l’année suivante, et celles qui décident de rester se retrouvent sans papiers, avec de nombreuses difficultés”, développe Chadia Arab.
Selon le rapport du HCP, “le poids de la famille” et des “considérations culturelles et sociales traditionnelles” continue de peser sur l’accès des femmes au marché du travail, et à la réussite personnelle, résultant de l’indépendance financière. Ainsi, faire le voyage en Espagne, y travailler, y gagner de l’argent et revenir au Maroc, dans une zone rurale et dans une famille où le poids des traditions pèse, n’est pas sans conséquences.
“Le retour après une saison de travail en Espagne pourrait être doublement frustrant quand l’autonomisation relative des ouvrières perturbe les hiérarchies familiales et sociales et peut générer des conflits, des divorces et assujettir l’ouvrière à diverses formes de violence”, atteste Zhour Bouzidi.
D’un autre côté, “on a observé des changements en termes de confiance en soi, de responsabilité, d’émancipation lors du retour au pays”, nuance Chadia Arab.
Soutenir l’entrepreneuriat féminin
Pour Zhour Bouzidi, “s’il constitue toujours une opportunité tant convoitée par de nombreuses femmes qui aspirent à des conditions meilleures, le travail à Huelva est loin de leur permettre de sortir de la précarité et de garantir leur autonomisation”. C’est pourquoi plusieurs femmes s’orientent vers des coopératives, et créent même leurs propres projets générateurs de revenus.
Plusieurs programmes nationaux et internationaux ont été lancés pour accompagner ces femmes dans leur aventure entrepreneuriale. Parmi ces programmes, il y a les Initiatives concertées pour le renforcement des acquis des Marocaines (ICRAM-2), lancées par le ministère de la Solidarité, de l’Insertion sociale et de la Famille, le programme Mourafaka, initié par l’Office de développement de la coopération, et Wafira, un programme financé par l’Union européenne via le mécanisme de partenariat pour la mobilité (MPF).
Par ailleurs, il existe des expériences individuelles portées par des femmes. La Coopérative de femmes saisonnières marocaines en Espagne “Huelva” en fait partie. Elle vise à regrouper les femmes pour leur offrir un cadre juridique pour les activités agricoles, et passer ainsi de l’informel au formel. Il y a aussi la coopérative Amghar des plantes médicinales et aromatiques et de safran à Zaouiat Ahanssal à Azilal, créée en 2016.
“Si on ne travaille pas, on crève de faim”
Réalisé par Zhour Bouzidi, le documentaire Si on ne travaille pas, on crève de faim, combat d’ouvrières agricoles au calvaire du moquef, 2018-2019 met en lumière les conditions de travail des ouvrières agricoles au Maroc. Il se fonde sur 15 années de recherche et d’enquêtes auprès de plus de 500 ouvrières agricoles, dans plusieurs régions du Maroc : Gharb, Saïs, Oasis, Tadla, Agadir.
Il a pour objectif de “rendre visible et audible le combat quotidien des travailleuses agricoles, essentielles dans les systèmes agricoles et les chaînes alimentaires de par le monde”, souligne la réalisatrice, qui voit en ce film un moyen d’ouvrir le débat sur les conditions de travail de cette catégorie sociale “invisible” et invite à une réelle prise en compte par les politiques publiques.
Pour aller plus loin, Zhour Bouzidi, Chadia Arab, Pierre-Louis Mayaux et Nicolas Faysse coordonnent un numéro spécial de la Revue Alternatives rurales sur “les conditions de vie des ouvrières agricoles au Maghreb”. En cours de préparation, le numéro veut explorer “le quotidien des ouvrières agricoles au Maghreb, leurs contraintes, leurs initiatives, et les pistes d’amélioration de leurs conditions de vie”, indique Zhour Bouzidi.