[Tribune] L’ordre mondial attend son reset

De Gaza à l’Ukraine, le mouvement des plaques géopolitiques bouleverse tous les équilibres géostratégiques. L’effritement du jeu de puissance bipolaire, marqué par l’ascension d’États jusqu’alors considérés comme marginaux, pose un défi majeur à l’architecture actuelle des institutions mondiales, et pousse à leurs réformes. Une étape majeure dans le rééquilibrage planétaire.

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Assemblée générale de l’ONU. Crédit: DR
Hamza Hraoui est dirigeant du cabinet de lobbying franco-africain MGH Partners, cofondateur du mouvement Maan.Crédit: DR

Au lendemain de ce mercredi 2 mars 2022, lors du premier vote d’une résolution contre la Russie à l’Assemblée générale de l’ONU, les Occidentaux s’étaient réveillés avec la gueule de bois. Et pour cause : pensant que la plupart des pays africains dits “amis” allaient suivre le sillage des condamnations occidentales de l’invasion russe, l’Europe a été spectatrice de la très grande prudence des pays africains vis-à-vis de ce conflit : 35 États se sont abstenus, plus de la moitié étaient des pays africains.

Seule une forme de myopie géopolitique peut expliquer l’étonnement de l’Occident.

Cette capacité d’analyse autonome des pays africains ou arabes a non seulement rappelé l’effacement de la centralité de l’Europe, mais aussi une mésentente plus profonde : le Nord et le Sud ne partagent plus la même grammaire des relations internationales. Alors même que les défis globaux imposent une convergence des narratifs, du moins entre les deux rives de la Méditerranée.

Se débarrasser des lunettes post guerre froide 

Au lendemain de la chute du mur, on entrevoyait un réel espoir pour édifier un système mondial de résolution de conflits, plus horizontal. Or on continuait de s’appuyer sur la puissance — atlantiste — en pensant qu’elle était la seule garante de l’équilibre du jeu international.

Dans l’euphorie de la mondialisation, il était facile de croire qu’un ordre international, voire constitutionnel était possible : l’UE s’agrandissait, les arsenaux nucléaires américain et soviétique furent réduits drastiquement, des véhicules institutionnels inédits furent créés : l’OMS, la CPI, le GIEC, etc.

Ce club de puissances nucléaires, en attente d’un “reset”, doit être repensé pour inclure une représentation plus équitable des nations émergentes et en développement

Mais la régression des démocraties libérales a sonné le glas du système de coopération internationale. En face, la Russie ou la Turquie ont succombé à la tentation populiste, sinon autoritaire. De plus, des pays comme la Chine s’érigent aujourd’hui ouvertement comme un contre modèle occidental pour un nouvel ordre mondial qui s’assume antidémocratique. Ces modèles séduisent et s’exportent assez facilement. Et c’est l’Afrique qui est en le premier laboratoire : entre 2020 et 2023, plus de 8 coups d’État ont été exécutés avec succès sur le continent.

Entre-temps, l’ONU est restée figée sur la même architecture organisationnelle qu’en 1945.

Le Conseil de sécurité, en particulier, est critiqué pour son incapacité à répondre efficacement aux crises actuelles, exacerbées par le recours fréquent au veto par les membres permanents. Ce club de puissances nucléaires, en attente d’un “reset”, doit être repensé pour inclure une représentation plus équitable des nations émergentes et en développement. Rappelons que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cinq pays, dont deux anciens empires européens, se partagent le droit de véto qui, utilisé à l’excès par les États-Unis et la Russie, entrave toute action forte et éloigne doucement, mais méthodiquement, les autres pays du Sud global, de l’arc occidental.

Sauver le soldat onusien

Pourtant, l’ONU demeure le seul cénacle qui peut globaliser les questions de sécurité nationale des États. D’où l’urgence d’un sursaut réformateur.

Puisque la notion même de sécurité est plus que jamais globale, que nationale. La vraie menace pesant sur l’humanité ne tient plus principalement aux rivalités entre voisins, mais aux défis globaux de l’anthropocène, en premier lieu la sécurité sanitaire, et l’insécurité climatique.

L’ONU doit donc évoluer pour refléter les réalités contemporaines, marquées par une complexité et des interdépendances structurelles. Et cela devra commencer par intégrer un pays d’Afrique et un autre d’Amérique latine, avec un droit de véto au Conseil de sécurité.

Car on ne peut aujourd’hui faire abstraction du mouvement d’émancipation accéléré du Sud global autour des questions internationales. C’est un mouvement qui s’est construit depuis la décolonisation et qui a abouti au principe d’“union libre diplomatique[1] qu’illustre le chercheur en relations internationales Bertrand Badie. Cette doctrine explique le fait par exemple que le Maroc ou l’Arabie saoudite n’aient plus les yeux rivés sur Paris ou Washington, mais plutôt sur Tel-Aviv ou Pékin. Et sans complexes.

En décidant en août dernier d’accueillir six nouveaux membres, en plus de contrôler plus de 54% de la production pétrolière mondiale, les Brics+ veulent envoyer un message : les affaires du monde ne seront plus l’apanage de l’Occident. Les pays émergents veulent aussi réorganiser le système financier international. Les États-Unis et l’Europe doivent maintenant le voir, le comprendre, et l’accepter.

Accélérer la sortie de l’interrègne

Soyons lucides, la planète aura toujours besoin de la gouvernance mondiale. C’est donc maintenant que nous devons lui définir un substrat matériel, avec les Sud.

L’intégration de pays traditionnellement considérés comme secondaires dans les instruments de la diplomatie mondiale est une première étape vers un multilatéralisme renouvelé et efficace. Ces nations jouent un rôle de plus en plus significatif dans leurs régions respectives et apportent des perspectives uniques sur les dossiers subrégionaux et globaux. Leur implication dans les institutions internationales ne peut qu’enrichir le processus décisionnel, car il sera plus légitime, et favorisera ainsi une gestion plus équilibrée des affaires du monde.

Il faut pour cela réussir à capter le langage de l’autre, qui était considéré comme faible il y a dix ans, comprendre qu’il peut avoir une autre représentation du politique du monde, et en finir avec cette arrogance qui érige le modèle des pays riches du Nord comme un commun universel et rationnel. Le débat actuel sur le double standard, avec en toile de fond la guerre du Soukkot, prouve la limite de vouloir faire des valeurs morales des principes cardinaux de la diplomatie.

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Cela ne saurait être antinomique avec une défense assidue et cohérente des valeurs humanistes. Car contrairement aux idées véhiculées, les pays du Sud global n’ont pas de socle idéologique défini, qui serait anti-occidental. Autrement dit, ils auront toujours besoin de coopérer avec les États-Unis pour leur sécurité, et avec la Chine pour leur prospérité. Il ne sera donc pas question de reproduire des alliances à l’image de l’OTAN, car ces pays se projettent dans des accords stratégiques en fonction de leurs intérêts nationaux et non d’un camp idéologique rigide comme lors de la guerre froide.

De l’aveu même du Secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, les structures actuelles de gouvernance mondiale reflètent le monde d’hier. Nous savons que la fragmentation de la diplomatie mondiale et la tendance au nationalisme fragilisent la coopération internationale dans un moment critique pour l’humanité, sur fond d’effondrement climatique.

La réforme du système multilatéral sera un processus long. Mais il est déjà enclenché, sous contraintes de l’interrègne que nous vivons. Si l’Occident veut en être acteur, il va falloir qu’il arrime maintenant les Sud aux affaires du monde.

Car finalement, c’est probablement le concept post-westphalien dont il faut accélérer la mort cérébrale, pour penser avec les Sud, l’avènement de nouvelles formes de pouvoir entre les BigTech et les États. En clair, un nouvel échiquier de répartition de la gouvernance mondiale entre un monde ancien (les États-nations) et l’agrégation de puissances technologiques, qui submergent déjà nos micro-quotidiens.

[1] Interview de Bertrand Badie avec Ghassan Salamé pour le magazine Émile, numéro 29.