Nabil Mouline : “Le drapeau devient un symbole de consensus, surtout après avoir été adopté définitivement par l’institution royale en 1947”

Dans "Drapeaux du Maroc", l’historien Nabil Mouline nous invite à redécouvrir l’histoire plurielle du Maroc à travers le prisme de son emblème le plus significatif. Avant l’adoption du drapeau rouge et du pentagramme vert, le royaume a eu de multiples symboles, des Almoravides aux Alaouites, en passant par Les Almohades, les Mérinides et les Zanadides.

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Quels sont les plus anciens drapeaux connus symbolisant le Maroc ?

Nabil MoulineCrédit: RACHID TNIOUNI/TELQUEL

Avant le XIe siècle, les informations sur le Maroc sont lacunaires, particulièrement dans le domaine symbolique. Les forces politiques qui ont gouverné différentes parties du Maroc actuel depuis le IIIe siècle avant l’ère commune (des Maures aux Yafranides en passant par les Barighwata, les Salihides, les Midrarides, les Idrissides, les Banou Abi al-‘Afiyya, etc.) ont sans doute utilisé des drapeaux de formes et couleurs variées.

Si l’on se fie aux idéologies épousées par les leaders de ces entités, particulièrement après la conquête musulmane, nous pouvons supposer qu’ils jonglaient principalement entre trois couleurs : le blanc, le rouge et le noir.

Quoi qu’il en soit, les plus anciens insignes connus à ce jour remontent au Xe siècle et plus particulièrement à l’époque de Mousa ibn Abi al-‘Afiyya, l’un des hommes forts du nord du pays. Celui-ci disposait d’au moins quatre emblèmes : deux multicolores, un blanc et un rouge. Chacun d’eux était richement décoré.

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Les Almohades adoptent un grand drapeau blanc qu’ils ont appelé al-’Alam al-mansoûr. Ils l’ont brandi lors de leur conquête de l’Andalousie. Peut-on parler de premier drapeau fédérateur ?

Drapeaux du Maroc de Nabil Mouline, aux éditions Sochepress

Au milieu du XIe siècle, le Maroc connaît une transformation historique décisive due à l’émergence d’un nouveau système politico-religieux : l’empire. La montée en puissance des Almoravides a donné naissance à la première entreprise autochtone de monopolisation des pouvoirs politiques et religieux à grande échelle.

C’est dans ce contexte particulier que les fondateurs de Marrakech, la première capitale d’un Maroc unifié, adoptent un drapeau noir, en tant qu’insigne de pouvoir et de souveraineté. En se posant en héritiers des prétentions califales des Omeyyades et des Fatimides, les Almohades instaurent au XIIe siècle une nouvelle dynamique impériale depuis leur fief de Tinmel.

Les souverains de cette maison régnante s’approprient tous les attributs de ce type de monarchie universelle (la titulature, les insignes, les rituels, le discours, etc.), et ce dès les premières années de leur action.

Les fondateurs de Rabat adoptent ainsi un grand drapeau blanc auquel ils donnent le nom d’al-‘Alam al-mansoûr (le Drapeau victorieux par Dieu). Entouré d’un grand nombre de bannières et de fanions, celui-ci devient un emblème dynastique et acquiert un rôle quasi mystique.

Expression des ambitions universelles almohades, il indique le centre du pouvoir et ses desseins. Véritable aimant, cet instrument attire et unifie la communauté pour la mener à la réussite terrestre et au salut éternel sous la direction des commandeurs des croyants.

Cela étant, sous les Almoravides, les Almohades et leurs successeurs, le drapeau ne révèle aucunement une identité nationale – phénomène moderne –, mais dit la centralité et la prééminence du pouvoir qui le manie en mettant à sa disposition sa puissance performatrice, en proclamant l’unité de la coalition dirigeante autour du chef et en fixant les frontières entre gouvernants et gouvernés. En un mot, cet insigne donne à voir l’ordre établi.

Portulan (carte) de Jaume Olives montrant le drapeau des sultans du Maroc (ou de la ville de Fès).Crédit: Drapeaux du Maroc

Les luttes de succession entre prétendants mérinides entraînent une multiplication de drapeaux. A quel point la symbolique joue-t-elle un rôle dans ce combat pour le pouvoir à cette époque ?

Tout en adoptant une nouvelle combinaison doctrinale, les Mérinides se posent dès la fin du XIIIe siècle en héritiers exclusifs des Almohades, notamment dans le domaine symbolique. Ils conservent tout naturellement al-‘Alam al-mansoûr.

Le drapeau mérinide d’après le Libro del conosçimiento de todos los regnos.Crédit: Drapeaux du Maroc

Toujours précédant le cortège du sultan, cet insigne acquiert désormais une dimension sacrée. Associé à la lumière divine, il symbolise le lien entre le Ciel et la Terre et légitime le pouvoir des sultans, seuls guides vers le salut.

Entouré de multiples bannières et fanions, dont certains ont fort heureusement été conservés comme vous pouvez le voir dans le livre, le Drapeau victorieux demeure plus que jamais au cœur du dispositif légitimateur des fondateurs de Fès Jdid, et ce, même après leur affaiblissement à partir de la seconde moitié du XIVe siècle.

Plusieurs entités autonomes, voire indépendantes, émergent alors. S’il l’on se fie aux sources contemporaines aux événements, plusieurs d’entre elles adoptent un drapeau pour se distinguer, notamment Sebta, Marrakech, Souss, Sijilmassa et Drâa.

Ces mêmes sources s’empressent toutefois de rappeler que Fès reste le siège du pouvoir que tous les prétendants convoitent. C’est en s’emparant de la Ville blanche que les candidats deviennent sultans du Pays du couchant. Et l’insigne qui exprime cela le plus clairement est le drapeau blanc.

Après la bataille des Trois rois dont il sort victorieux, le sultan Ahmed al-Mansour rétablit l’usage du drapeau des Almohades al-’Alam al-mansoûr. Que voulait-il signifier ?

Au début du XVIe siècle, le Maroc est un pays fragmenté et en proie aux appétits ibériques et ottomans. Pour réunifier le pays, préserver son indépendance et mener une politique impériale, les Zaydanides (les Saadiens de l’histoire traditionnelle) mettent en place un système de légitimation sans faille, créent des institutions efficaces et mènent une activité diplomatique énergique.

Il faut trois années d’efforts à Ahmed al-Mansour pour rompre avec les Ottomans et rétablir l’usage d’al-’Alam al-mansoûr, désormais l’emblème par excellence de l’indépendance de l’Empire chérifien.

Nabil Mouline

En tant qu’élément d’identification et de légitimation, le Drapeau victorieux est exhibé durant toutes les cérémonies officielles pour donner à voir la centralité du sultan, la continuité de l’empire et surtout son indépendance vis-à-vis d’Istanbul. Un exemple pour illustrer mon propos: en 1576, les Ottomans aident le prince Abd al-Malik à s’emparer du pouvoir.

En contrepartie, il doit reconnaître leur suzeraineté nominale, notamment en faisant porter devant lui leur emblème. Une grande partie de l’élite locale rejette cette sujétion. Après la victoire de Oued al-Makhazin en 1578, Ahmed al-Mansour arrive au pouvoir.

Il lui faut trois années d’efforts pour rompre avec les Ottomans et rétablir l’usage d’al-’Alam al-mansoûr, considéré désormais comme l’emblème par excellence de l’indépendance de l’Empire chérifien.

Une minorité d’hommes politiques, de lettrés et d’intellectuels sont sensibles à l’idée d’Etat-nation à la fin du XIXe siècle. Ils puisent donc le drapeau dans le répertoire de L’Etat-nation. Quelles sont les conséquences pour le sultanat ?

Bannières prises par les troupes françaises au Maroc en 1912 (accrochées dans la cathédrale St-Louis des Invalides, à Paris).Crédit: Drapeaux du Maroc

Le processus de modernisation que connaît l’Europe depuis au moins le XVe siècle provoque des bouleversements coperniciens dans quasiment tous les domaines. L’émergence progressive de l’État-nation en est l’une des manifestations les plus marquantes.

Les répercussions de ce changement paradigmatique sur le champ symbolique sont majeures. Par exemple, le drapeau n’est plus un insigne qui prouve l’ancienneté et la prééminence de la dynastie régnante, mais un emblème qui incarne les valeurs et les aspirations de toute une nation. Grâce à sa supériorité idéelle et organisationnelle, l’Europe parvient tout au long du XIXe siècle à diffuser ses valeurs et ses codes au reste du monde.

C’est dans ce contexte que le drapeau rouge, jusque-là insigne qui reflète le pouvoir temporel des Alaouites, devient le premier emblème étatique dès le début des années 1870. Loin de le rejeter, les proto-nationalistes marocains, à l’instar d’Ali Zniber, l’adoptent et aspirent à en faire un véritable emblème national.

Cette promotion du drapeau s’inscrit bien sûr dans un projet plus large : asseoir une nouvelle identité du Maroc centré sur la nation et mettre en place une organisation légale-rationnelle consubstantielle à l’Etat. Le changement est tout simplement inédit !

Le drapeau rouge avec un pentagramme vert est une création du protectorat entérinée par le sultan en 1915. Des Marocains se sont-ils opposés à cela ? Et si oui, de quelle manière ?

En prenant les armes contre la France et l’Espagne, les pionniers de la résistance rejettent par la même occasion les symboles et les insignes que les deux puissances coloniales promeuvent. Il n’est donc pas étonnant que chacun d’entre eux prenne un insigne particulier.

Par exemple, Mohammed al-Raysouni adopte une enseigne verte frappée d’un croissant, Mouha ou Hammou utilise une bannière rouge et Mohammed ibn ‘Abd al-Karim al-Khattabi prend, lui, un étendard rouge au centre duquel se trouve un carré blanc, un croissant vert et une étoile verte à six branches.

“Jusqu’au milieu des années 1930, des membres du Mouvement national appellent à éliminer l’étoile verte du drapeau”

Nabil Mouline

Par ailleurs, jusqu’au milieu des années 1930, certaines voix au sein du Mouvement national naissant appellent toujours à l’élimination de l’étoile verte de l’emblème national.

 

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Malgré sa création par le protectorat, le mouvement national s’approprie ce symbole. Comment cela se manifeste-t-il ?

Les différents groupes du Mouvement national n’éprouvent effectivement aucun scrupule à s’approprier le drapeau rouge frappé d’un pentagramme vert. Les membres de différentes organisations le brandissent dans toutes les manifestations publiques pour exprimer l’unité et la solidarité nationales à partir de 1933.

Manifestation pour l’indépendance dans les rues de Tétouan en 1953.Crédit: Drapeaux du Maroc

La plus importante est sans doute la Fête du trône, la première célébration nationale marocaine au sens moderne du terme. Ce rituel politique incontournable a joué un rôle primordial dans la popularisation de cet objet. Cette opération d’appropriation est doublée d’une tentative de sacralisation.

Un des articles du Plan de Réformes Marocaines, l’une des premières pétitions nationalistes, réclame dès 1934 la promulgation d’une loi qui incrimine tous ceux qui lui manquent de respect. Petit à petit, le drapeau devient un symbole de consensus, surtout après avoir été adopté définitivement par l’institution royale en 1947.

Vous parlez d’affrontements autour de l’histoire et de la signification du drapeau marocain. Lors de la période contemporaine de l’histoire du Maroc, qui s’est affronté et pour défendre quoi ?

La quasi-totalité des forces politiques marocaines partage le rêve commun d’une nation souveraine. Mais l’unité s’arrête là. Les divergences d’opinions sur la nature et la structure de l’État postcolonial deviennent une source de dissensions profondes. Chaque acteur tente d’établir sa prééminence. Cela se traduit dans le domaine symbolique par l’élaboration et la promotion d’un grand nombre de concepts, de représentations, d’insignes, de rituels et de récits linéaires, simplistes et exclusivistes.

Les pratiques symboliques sont en effet un enjeu sociopolitique majeur car elles reflètent, entre autres, les rapports de force au sein de la société. Les contrôler revient à quadriller une partie non négligeable de l’imaginaire des gouvernés. Cette tentative de “confiscation-dépossession” engendre une sorte de déception parmi une partie de la population.

Divers groupes expriment leur opposition à ces tentatives de construction nationale à travers des idéologies infra-étatiques ou supra-étatiques. Et il va sans dire que le drapeau devient un enjeu à cause de sa visibilité. Alors que certains préfèrent à l’emblème national la bannière kabyle ou celle d’al-Khattabi, d’autres optent plutôt pour les enseignes d’organisations islamistes. Par ailleurs, des rumeurs fantaisistes circulent sur l’origine féodale, sioniste ou maçonnique du drapeau depuis les années 1970, mais aucune alternative sérieuse n’émerge.

La Marche verte en novembre 1975.Crédit: Drapeaux du Maroc

Selon vous, le sport, football en tête, allié au drapeau, a été le catalyseur d’un “sentiment national en creux”. Qu’entendez-vous par là ?

Comme vous le savez très bien, le Maroc intègre pleinement l’âge de l’Etat-nation au lendemain de l’indépendance en 1956. Malgré les hauts et les bas, le processus de modernisation, qui s’accélère depuis un quart de siècle, favorise l’homogénéisation et la standardisation des croyances et des pratiques.

Résultat : un sentiment national en creux, c’est-à-dire un ensemble de pensées, de représentations et de comportements promouvant consciemment, et surtout inconsciemment, l’appartenance à une communauté imagée, se fait jour.

Ce sentiment spontané s’exprime et se transmet de différentes manières, notamment à l’occasion des événements sportifs. Et la métonymie qui a été élue pour “voir” et même “toucher” une nation unie, pleine d’espoir et en mouvement, surtout après l’épopée du Mondial du Qatar, n’est autre que le drapeau.

Des supporters marocains au stade Al Bayt, Al Khor, pendant la Coupe du monde en 2022 au Qatar.Crédit: Drapeaux du Maroc

Mais force est de constater que cet instrument ne fait qu’esquisser ce que j’appelle une solidarité sans consensus, un lien profond sans entente sur les objectifs partagés.

Or, pour faire face aux défis du XXIe siècle, il est plus que jamais nécessaire de mettre en place un référentiel commun renouvelé, dont l’un des piliers ne peut être qu’une histoire à parts égales : scientifique, dépassionnée, inclusive, plurielle et en zigzag.

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