Sous la tente, après le séisme : dormir sous une pas si belle étoile

Dans les confins de l’Atlas, certains villages sont encore très isolés. Même quand il n’y a pas de victimes à déplorer, les dégâts sont énormes, les traumatismes profonds, et la situation extrêmement précaire, malgré l’arrivée des premiers secours. Notre reporter a passé une nuit aux côtés des habitants de Tanzzat.

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Des familles se regroupent sous la tente, le soir venu. Mais seuls les femmes et les enfants dormiront à l'abri, il n'y a pas suffisamment de tentes pour tous les habitants du village. Crédit: Fatym Layachi/TelQuel

Nous sommes dans les confins du Haouz. “Derrière cette montagne, c’est le Souss”, précise Abderrahim en pointant du doigt un sommet dont les contours se dessinent dans le ciel aux milliers d’étoiles. Aucune lumière provenant des villes pour venir ternir ce céleste spectacle.

Ici, on est bien loin de tout centre urbain. Et il n’y a plus d’électricité depuis vendredi. Nous sommes à Tanzzat, village au bout d’une piste de 8 kilomètres, il est 22 heures et c’est la première nuit qu’une partie des habitants vont passer sous des tentes. Seulement une partie.

Le village n’a reçu que 9 tentes de 9 mètres carrés (3 m x 3). Or Tanzzat compte plus de 150 habitants. Le calcul est simple. Pour être tous à l’abri, il faudrait qu’il soient plus de 16 par tente. Mathématiquement, ça paraît compliqué, humainement c’est impossible. Alors les jeunes garçons et les hommes continuent de dormir dehors.

“Pour l’instant on se débrouille, il ne pleut pas”, dit Jamal, un soupçon d’inquiétude dans la voix. Mais la météo prévoit la pluie pour ce week-end. “Inchallah, d’ici là il y aura une solution”, espère Abdellah. “Si on ne la trouve pas nous-mêmes, il n’y aura pas de solution”, réagit Mustapha, blasé.

Il n’attend plus rien des autorités. Il raconte comment ses copains et lui ont déblayé la route à mains nues, dimanche. Bien avant que les tractopelles n’arrivent. “Il fallait qu’on puisse monter des couvertures et de l’eau pour les premières nuits. On dormait à même le sol. On appelait les gens qu’on connaissait, et puis il y a des bienfaiteurs qui font des dons spontanément”.

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“Vous ne comptez que les morts”

“C’est magnifique, cette entraide”, s’émeut Kebira. “C’est magnifique mais insuffisant”, tempère tristement Mustapha. Le mari de Kebira, Jamal, semble acquiescer. Leur fils de 5 ans, Zakaria, est dans ses bras. Il est 22h et nous sommes 13 sous cette tente, serrés les uns contre les autres, assis sur ces matelas qui accueilleront 8 femmes un peu plus tard. Dans un des coins, le petit Zakaria donne à manger à son chat.

“Je ne suis pas blessé mais j’ai mal. dans mon cœur, dans ma peau, dans ma chair”

Mustapha

Mustapha a le regard triste. Il sourit mais ses yeux retiennent des larmes. Il est meurtri dans sa chair. “Je ne suis pas blessé mais j’ai mal. Et ce n’est pas parce que je porte des paquets ou que je marche des kilomètres à pied toute la journée, j’ai mal dans mon cœur, dans ma peau, dans ma chair”, ajoute-il avec une précision glaçante.

Sa voix ne tremble pas. Son regard non plus. Mustapha est entouré de ses deux acolytes, Abdallah et Mohamed. Tous les trois sont originaires de Tanzzat. Ils n’y vivent plus. “On n’a pas le choix. Il n’y a aucun moyen de gagner sa vie ici”, disent-ils en chœur.

Mustapha affirme qu’il adorerait pouvoir travailler ici. Qu’il rêverait faire sa vie ici. “Mais ici, il n’y pas de champ des possibles.” Autour de lui le silence se fait. Tous ont mal. “Le choc, c’est une blessure de l’âme”, dit Abderrahim. Les âmes sont meurtries. Les psychologues parleraient de syndrome post-traumatique. Mais on est loin de toute analyse.

Loin, géographiquement d’abord. Les deux blessés du village n’ont toujours pas vu de médecins. Et puis ce n’est pas le moment. Le temps n’est pas encore celui de l’analyse. Le temps est encore celui du choc.

“À la télé, vous pleurez les morts. Que Dieu accueille leurs âmes. Mais nous, on est vivants. Et personne ne nous pleure. Plus de 2500 morts c’est très triste. Mais est-ce que vous savez combien on est de gens détruits ? Combien de gens ont la vie détruite ? Vous n’en savez rien ! Vous n’en savez rien parce que vous ne nous comptez pas. Nous, on ne compte pas. Vous ne comptez que les morts”, Jamal assène ces mots en vous regardant droit dans les yeux.

Zakaria caresse le chat de son frère : “Mais il est grand, il dort dehors. Alors je garde le chat pour pas qu’il dorme
dehors lui aussi.”Crédit: Fatym Layachi/TelQuel

Des réfugiés sur leur propre terre

Lahcen tient à montrer le chaos en dehors de la tente. Avec la faible lumière d’une torche il signale les gravats, des objets en pagaille qui jonchent le sol. Un canapé. Des sacs. Des bassines. Quelques sachets en plastique. Des étagères. Trois tabourets, un seau, des oignons et quelques objets. Un improbable bric-à-brac. Ce que les gens ont pu sortir de leur maison en ruines.

“On est dans un camp de réfugiés ici.” Des réfugiés sur leur propre terre. Ces mots sont prononcés avec gravité. Il sait leur poids. On retourne sous la tente.

Mustapha énumère les infrastructures qui manquent à son village. “Le tremblement de terre a juste tout mis à nu. La situation était déjà lamentable. Moi ce village, cette région, je veux qu’elle progresse. Elle est belle. Elle est riche. Elle pourrait être prospère”. Il évoque la route qui n’arrive pas, l’école avec une seule institutrice pour tous les niveaux, la neige qui isole, les perspectives sans lumière.

“Eh quoi hein, vous allez encore sortir vos tambourins quand ils reviendront faire campagne en 2026 ?” Il se met à tambouriner sur son sac. Keltoum rigole et tape dans ses mains. “Vous avez voté pour une colombe. Elle s’est envolée et vous a laissés”. La formule est bien sentie.

Elle fait sourire. Les sourires sont amers. Comme la réalité. Kebira a commencé à voter en 2016. “Avant je m’en fichais. Après je me suis dit que c’était important. Maintenant je sais que ça ne sert à rien.” Elle n’a plus l’intention de voter. Jamais.

Mustapha commence à dire comment il rêverait son village. Ses yeux brillent. Il parle avec animation. Il s’enflamme. Il a des solutions concrètes. On sent qu’il a réfléchi à la question. Son village, sa région, il les aime. Viscéralement.

Il devrait se présenter. “Pour jouer à ce jeu, il faut connaître les règles, elles sont pourries. Je ne veux pas y jouer”. Dommage que ce pays n’ait pas su donner l’envie de l’engagement, le goût de la chose publique à des jeunes à la tête si bien faite, aux idées si belles et au patriotisme chevillé au corps. C’est de sa force vive, de sa force de vie dont la nation se prive.

Moment d’accalmie

Le dîner est servi. Jamal arrive un plateau à la main. Kebira va chercher la table. On s’installe tous autour. Les mines se détendent. Keltoum ne veut pas manger. Elle préfère dormir un peu. Elle a tellement mal à trouver le sommeil depuis le séisme qu’elle profite des moindres micro-siestes qu’elle peut faire. Kebira se moque un peu : “Le seul moment tranquille de la journée”.

Un tagine de pommes de terre et un peu de viande. Le dernier morceau. “C’est Brahim du douar Mouldikht qui l’a ramené avant-hier. On en profite, on ne sait pas quand est-ce qu’on en aura à nouveau. Pas avant des mois.

Ici, il y a des vivres pour tenir un mois. Des féculents, du lait, du riz… Pour l’instant toutes ces denrées sont stockées à l’air libre. Les tentes ne suffisent déjà pas aux humains. Aux premières pluies, la question du stockage va devenir problématique. Pendant le repas, on sent quelque chose de l’ordre du relâchement.

Un moment d’accalmie. Le seul moment d’accalmie dans des jours et des nuits rythmés par la gestion des ressources vitales et la surveillance des rochers qui risquent de tomber. Et la peur. La peur est tout le temps présente. Au moindre bruit un peu fort. A la moindre rafale de vent. Il y aussi les rumeurs. Ce qui circule sur WhatsApp et la réalité des répliques qui se font sentir quasiment toutes les 5 heures.

Le dîner est servi. Un tagine de pommes de terre avec un morceau de viande : “On en profite, on ne sait pas quand on en aura à nouveau. Pas avant des mois.”Crédit: (c) Fatym Layachi/TelQuel

Mais c’est surtout la logistique qui prend un temps fou. “Du lever du soleil au coucher, on fait des allers-retours. On va à Idni, là où la piste débute. On va récupérer des dons. Parce que si on ne descend pas, personne ne monte nous voir. Ici personne ne vient nous voir. On est loin. Il n’y a même pas de plaque pour indiquer le village. Peut-être même que Google ne sait pas ce que c’est Tanzzat”, raconte Abdellah.

Il se trouve que Google Maps sait situer le hameau, mais les habitants ont choisi d’installer trois des leurs à l’embranchement de la piste. Ils dorment sur le bord de la route. Leur mission : indiquer le village à ceux qui le chercheraient.

Jamal a fini de manger. Il s’est servi un verre de thé. Il profite de ses derniers instants au chaud avant de retourner dormir dehors. Il se relâche. Et s’affale contre les parois de la tente. Il tombe en arrière et explose de rire. Il avait oublié que ce n’était pas un mur. Fou rire général dans la tente.

“Quelle école ? Il n’y a plus d’école !”

Comme interdite, Amina, 14 ans, a les yeux écarquillés. Elle semble très concentrée. “À quoi tu penses ?”, lui demande sa tante. “À quelque chose…”, répond la jeune fille avec pudeur. Sa tante, comme pour la titiller, lui balance un “arrête de penser à l’école, tu es trop sérieuse.” “Quelle école ? il n’y a plus d’école !”, répond Amina la voix remplie de sanglots.

C’est en prononçant cette phrase qu’elle a réalisé qu’effectivement il n’y aurait probablement plus d’école. Les visages se décomposent. On commence à mesurer l’ampleur des dégâts. L’ampleur sur le long terme.

Le petit Zakaria retourne s’allonger. Son petit chat est allongé sur le ventre. Il le caresse. Zakaria tient à préciser que ce n’est pas son chat : “C’est celui de mon frère. Mais comme mon frère est grand, il dort dehors. Alors je garde le chat pour pas qu’il dorme dehors lui aussi.”

Le repas est fini. Les hommes sortent. Jamal prend sa femme dans ses bras, il embrasse son fils et nous souhaite de passer une bonne nuit. Khadouj ne s’allonge pas. Elle va passer la nuit assise. Le mal de dos et la peur de devoir fuir ne la laissent pas s’étendre sur le matelas. Fatima a peur dans le noir. On gardera une petite torche allumée toute la nuit.

6h20, un grand bruit sourd. Des tremblements. Le réflexe : se prendre dans les bras

À 4h, le vent fait souffler la tente. Keltoum sursaute. Elle a très peur. Elle sort faire un tour dehors, éclairée par la torche de son smartphone. Elle revient essoufflée. Elle a peur. Elle en tremble. Elle ne se rendormira pas.

Il est 6h. Le ciel commence à s’éclaircir. Les femmes se pressent de sortir. Il faut vite aller faire ses besoins. Avant que le soleil ne se lève, empêchant toute intimité. “Pendant la journée on se retient, ou alors on marche loin là-bas derrière les arbres, c’est le seul endroit où on n’est pas exposées”. Les conditions d’hygiène sont déplorables. Ça fait une semaine que personne ne s’est lavé. Ça ne peut pas être viable à long terme

6h20, un grand bruit sourd. Des tremblements. Le réflexe : se prendre dans les bras. Kebira récite des versets du Coran. Pas de cris. Pas de panique. Une peur sourde. C’était une réplique du séisme.

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