Si la rentrée littéraire est un évènement avec lequel le lectorat francophone du pays est familier, elle n’a pas d’existence propre sur le marché du livre marocain. En l’absence d’un rendez-vous collectif instauré par les éditeurs, les professionnels du livre s’organisent, chacun à sa manière, pour tenter d’organiser leur année littéraire.
Chaque septembre, les rayons des librairies du royaume sont envahis par deux types bien distincts de publications : d’une part, les manuels scolaires – véritable mine d’or pour les libraires ayant fait le choix de les vendre -, et de l’autre, les parutions importées, issues de la rentrée littéraire française.
Ce rendez-vous incontournable pour les éditeurs hexagonaux est accompagné par un ensemble de distinctions littéraires, remises entre les mois de septembre et de novembre, souvent regroupées sous l’expression de Prix d’Automne. En moyenne, une rentrée littéraire en France comptabilise 400 à 600 parutions condensées entre la mi-août et la mi-octobre.
Malgré toutes les critiques tout à fait recevables que l’on peut adresser à ce phénomène, qui tend à favoriser la dimension commerciale du livre au détriment de sa valeur littéraire, impossible de nier que cet événement permet de structurer l’agenda de l’année littéraire.
Surtout, ce rendez-vous établi et attendu suscite un véritable engouement du lectorat. Loin d’être généralisée à travers le monde, la rentrée littéraire est avant tout une spécificité française. Le phénomène est ainsi tout à fait étranger au marché du livre anglo-saxon.
Et dans le royaume, si les parutions francophones représentent une partie considérable du catalogue des éditeurs, le marché marocain de l’édition n’est pas en mesure de suivre le modèle français. Ce, pour une simple raison : le nombre de parutions marocaines annuelles ne permet pas la mise en place d’un événement aussi conséquent. Mais alors, en quoi consiste le calendrier annuel des éditeurs marocains ?
Sans rendez-vous
En l’absence d’un rendez-vous littéraire établi par et pour les éditeurs, l’agenda annuel des professionnels du livre est mouvant, dans la mesure où il semble tout d’abord s’adapter aux dates du Salon international de l’édition et du livre (SIEL). Autrement dit, c’est en fonction de l’annonce des dates du SIEL que les éditeurs établissent leurs priorités pour l’année à venir.
En 2023, pour la deuxième année consécutive, le salon a été organisé à Rabat, dans le courant du mois de juin : c’est donc autour des mois d’avril et de mai que l’on a observé un pic de parutions, tous genres confondus. “Le SIEL, que ce soit dans sa précédente version casablancaise ou dans la rbatie, est la grande date butoir pour les publications chaque année. Beaucoup de maisons d’édition s’organisent pour que leurs nouveautés coïncident avec cet événement”, confirme Loubna Serraj, qui occupe le poste d’éditrice au sein de la maison d’édition La Croisée des Chemins.
“En l’absence d’un réseau de distribution important et de relais de communication diversifiés, le SIEL, qui attire des centaines de milliers de personnes pendant une dizaine de jours, devient nécessairement le point focal en termes d’exposition et de ventes”, poursuit-elle.
Outre la date-clé du SIEL, d’autres manifestations littéraires attirent l’attention des éditeurs. C’est le cas du Salon du livre d’Oujda, créé en 2017, et qui tente de s’imposer progressivement dans le paysage littéraire : “Depuis la création du salon Lettres du Maghreb, organisé par l’Agence de l’Oriental, certains éditeurs commencent à l’intégrer dans leur planning et à prévoir des publications pour cette manifestation qui se déroule généralement en octobre”, relève l’éditrice.
Et le ministre de la Culture a annoncé la création d’un Salon international du livre de l’enfant et de la jeunesse (SILEJ) à Casablanca, dont la première édition est prévue du 15 au 22 novembre prochain. On peut donc espérer que ce nouveau rendez-vous s’ajoutera au calendrier de parutions des éditeurs détenant un catalogue jeunesse, tels que Yomad éditions ou Yanbow Al Kitab.
Du coup, contrairement à ce que l’on pourrait s’imaginer, le mois de septembre demeure une période de répit relatif pour le éditeurs. “Ils essayent d’éviter certaines périodes, comme septembre qui est fortement dédié à la rentrée scolaire. Mais là encore, si on se penche plus près sur le phénomène, c’est principalement à cause de la mobilisation de beaucoup de librairies pour les livres scolaires”, estime Loubna Serraj.
Quid des autres mois de l’année ? Tandis que des structures de taille conséquente, à l’instar des éditions La Croisée des Chemins, qui cumule 50 parutions par an en moyenne, peuvent se permettre de répartir leurs ouvrages tout au long de l’année, d’autres maisons d’éditions ont tendance à se faire plus discrètes.
C’est le cas des éditions Le Sélénite qui, depuis leur création en 2016 par Pierre Pascual, ne dépassent pas deux à trois parutions annuelles. Idem pour les éditions du Sirocco, qui auront même tendance à se limiter à une parution phare par an, comme ce fut le cas en 2023 avec la réédition du roman de Jocelyne Laâbi, La liqueur d’aloès. Un calendrier ajustable donc, qui dépend de la taille, des moyens et des choix éditoriaux des maisons d’édition.
Mais tout de même…
Pour la libraire Stéphanie Gaou, qui a créé en 2010 la librairie Les Insolites à Tanger, force est de constater que le rythme des parutions marocaines ne suit pas un agenda prédéterminé, et ce, pour des raisons qui ne relèvent pas toujours de la volonté propre des éditeurs : “Il ne faut pas oublier que beaucoup de parutions dépendent des différentes subventions allouées aux éditeurs par des institutions telles que le ministère de la Culture ou encore l’Institut Français”.
En dépit des contraintes, il y a tout de même eu des tentatives, émanant des professionnels de créer des rendez-vous collectifs
En dépit de ces diverses dépendances et contraintes, il y a tout de même eu des tentatives, émanant des professionnels du livre, de créer des rendez-vous collectifs. “En 2016, l’Union professionnelle des éditeurs du Maroc (UPEM) avait organisé, à Marrakech et en parallèle avec la COP22, la première rentrée littéraire marocaine avec cet objectif de créer un rendez-vous annuel et attendu pour toute la chaîne du livre”, rappelle Loubna Serraj.
Et d’ajouter : “La volonté de l’association de tenir cet événement a résisté au cours des années suivantes, mais force est de constater que ce n’est pas encore une manifestation qui fédère tous les acteurs du secteur”.
Finalement, tout le paradoxe de la situation tient au fait que s’il n’a pas de véritable existence sur le marché du livre marocain, le phénomène de rentrée littéraire demeure tout de même présent dans l’esprit du lectorat francophone. “De grands auteurs marocains publient dans des maisons d’éditions françaises, et leurs parutions coïncident souvent avec les dates de la rentrée littéraire. Dans une certaine mesure, on reste un peu tributaire de ce phénomène”, explique Stéphanie Gaou.
Et la libraire tangéroise de nuancer : “Cela ne veut pas dire pour autant que la fréquentation des librairies littéraires connaît un pic pendant le mois de septembre, au contraire. Il est vrai qu’à cette période, certains clients me demandent une sélection de parutions de la rentrée littéraire, mais ceux-là sont loin de représenter une majorité. Il y a des auteurs marocains établis, avec un large lectorat, dont les œuvres se vendent tout au long de l’année, quelle que soit leur période de parution”.
Un best seller : 1000 exemplaires
“La création de plus de prix peut, bien entendu, être bénéfique, car elle va braquer les projecteurs sur les auteurs ou autrices et donc intéresser lecteurs et lectrices, mais, à elle seule, elle ne pourra pas changer la donne”
Qui dit rentrée littéraire, dit aussi prix littéraires, dont les heureux lauréats voient leurs parutions gratifiées de bandeaux rouges pour le moins flatteurs : Goncourt, Fémina, Renaudot, Interallié, Grand Prix de l’Académie française… Tous constituent d’indéniables accélérateurs de vente et donc, des facteurs compétitivité sur le marché de l’édition.
Les prix littéraires sont quasi inexistants dans le paysage littéraire marocain, mais leur création pourrait-elle permettre, à elle seule, de contrer les difficultés structurelles que connaît le marché du livre ? On peut en douter, malheureusement.
“La création de plus de prix peut, bien entendu, être bénéfique, car elle va braquer les projecteurs sur les auteurs ou autrices et donc intéresser lecteurs et lectrices, mais, à elle seule, elle ne pourra pas changer la donne”, estime Loubna Serraj.
Si les prix littéraires séduisent, c’est avant tout parce qu’ils se présentent comme la garantie de la qualité littéraire d’un texte. A la librairie Les Insolites, Stéphanie Gaou avoue ne pas être très regardante sur ces distinctions, bien que certaines d’entre elles, comme le prix Goncourt, attirent généralement la curiosité du lectorat.
“En France, l’engouement autour de la rentrée n’est pas uniquement une conséquence du nombre de parutions ou des prix qui leur sont remis. C’est avant tout un engouement qui est entretenu par les médias, qui jouent un rôle dans la visibilité des auteurs, et donc, dans la dynamisation des ventes”, rappelle Stéphanie Gaou.
A l’heure où les ventes d’un bestseller marocain tournent autour de 1000 exemplaires, la dynamisation du marché du livre demeure un enjeu aussi crucial qu’épineux pour les professionnels du livre. “Plus qu’une période précise, c’est une approche systémique qui fait défaut aujourd’hui. Une véritable politique du livre où tous les acteurs (institutionnels et privés) ont un rôle à jouer. Mais cela demande une réflexion globale pour faire de la lecture une priorité au lieu de s’offusquer que les Marocains et les Marocaines ne lisent pas assez ”, soulève Loubna Serraj.
Et du point de vue des libraires, le problème ne se situe pas uniquement du côté des politiques publiques, la responsabilité des éditeurs est aussi engagée. “Outre la qualité des textes, on peut difficilement faire la promotion de livres plein de coquilles, d’erreurs de mise en page, avec des couvertures souvent tape-à-l’oeil… Je pense que les éditeurs gagneraient d’abord à faire preuve de plus d’exigence envers leurs auteurs, et aussi, envers certains des livres qu’ils publient”, conclut Stéphanie Gaou.