“Les amants de Casablanca” : la ville blanche vue par Tahar Ben Jelloun

Désormais traduit en 70 langues à travers 167 pays, le romancier et jury du Prix Goncourt, Tahar Ben Jelloun, publie Les amants de Casablanca aux éditions Gallimard. Un roman qui, sur fond d’adultère, dévoile les rouages de la bourgeoisie dorée casablancaise.

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Tahar Ben Jelloun a plutôt habitué son lectorat à Tanger et Fès. Un séjour à Casablanca, en mai 2022, émaillé de soirées mondaines et arrosées, lui inspire l’idée du roman. Crédit: AFP

Casa est une ville géante, crasseuse, belle et laide, une ville dure où les plus riches côtoient les plus pauvres. Elle dégage une énergie spéciale. On ne peut pas y rester les bras croisés à ne rien faire, d’où ce commerce informel un peu partout. C’est une ville où les frustrations sont criantes, où les valeurs sont écrasées par l’arrogance du fric, de l’arrivisme et de la corruption”, écrit Tahar Ben Jelloun dans son dernier roman.

Les amants de Casablanca de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, 2023, 336 p.
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Dans Les amants de Casablanca, tout juste paru aux éditions Gallimard, c’est la première fois que la ville blanche sert de décor romanesque à part entière à l’un de ses romans, lui qui, en plus de cinquante ans d’écriture, a plutôt habitué son lectorat à Tanger et Fès – ses deux villes de prédilection.

Convoitée par les investisseurs, évitée par les touristes, délaissée par les autorités selon les locaux qui n’ont de cesse de réclamer, depuis des décennies, une meilleure gestion… Si l’on ne devait en retenir qu’une seule, Casablanca aurait peut-être pour particularité de réunir, en une même vitrine, le meilleur et le pire du Maroc contemporain. Et par conséquent, de constituer une mine d’or pour un romancier.

Casanegra

“Mon premier contact avec Casablanca remonte à l’année scolaire 1970-1971. Venu de Tanger, je m’y étais installé en tant qu’enseignant de philosophie, à la faculté Mohammed V. Les cours étaient constamment perturbés par les manifestations et les arrestations d’étudiants”, retrace l’écrivain.

Quelques mois seulement après le coup d’état de Skhirat, la ville vit dans un climat de tension inédit, marqué par des vagues d’arrestations, qui touchent les intellectuels comme les commerçants et ouvriers. C’est sans regret que Tahar Ben Jelloun quitte alors Casablanca pour Paris, après la décision d’arabiser les programmes de philosophie.

“Mais même dans tout ce tumulte, l’impression que m’a laissée Casablanca, au cours des quelques mois où j’y ai vécu, était qu’une modernité y était possible”, confie le romancier.

Pourtant, le souvenir de cette année à Casablanca demeure assez vague dans les souvenirs de l’écrivain. Du moins, pas suffisamment marquant pour servir de décor à ses premiers romans, qui s’inspirent plutôt des ruelles de la médina de Fès, et des étranges lumières de Tanger.

La première impression n’est pas toujours la bonne, et l’écrivain aura l’occasion, au fil de sa carrière, de découvrir Casablanca sous un autre jour. Finies les années de plomb et les émeutes de rues sous Hassan II. Cette fois-ci, le moment est venu pour l’écrivain d’observer de plus près le décor doré de la métropole, celui des villas opulentes et des voitures de luxe dont le prix frôle l’indécence.

“Avant, je connaissais Casa de jour. Casa de nuit, je ne l’avais pas vécue, mais je sais que comme toutes les grandes villes, elle en devient une autre à la nuit tombée. Elle devient une “Casanegra””, dit l’écrivain, en référence au célèbre film de Nour-Eddine Lakhmari, sorti en 2007.

Une ville au visage double, peuplée par une bourgeoisie et une classe populaire qui connaissent les rouages de leurs propres codes sociaux : “Pendant longtemps, je n’ai pas su comment adopter cette ville. C’est après plusieurs séjours à Casablanca, ces dernières années, que j’ai commencé à mieux la comprendre”.

Le projet de roman des Amants de Casablanca prend plus précisément forme lors d’un séjour dans la capitale économique, relativement long, en mai 2022 : “Je me retrouvais souvent dans des soirées mondaines, généralement bien arrosées. C’est là que j’ai découvert un Casablanca que je ne connaissais pas. C’est celui qu’il y a dans ce roman”.


Le premier contact de Tahar Ben Jelloun avec Casablanca remonte au début des années 1970. Après le coup d’État de Skhirat, la ville vit dans un climat de tension inédit : “Malgré ce tumulte, l’impression que m’a laissée Casablanca était qu’une modernité y était possible”.Crédit: OLD MAGHREB

Du côté d’Anfa sup’

“Ce Casablanca, C’est celui du fric, du pouvoir et du mépris”

Tahar Ben Jelloun

Le Casablanca de ce roman est celui de Nabile et Lamia. Un pédiatre et une pharmacienne, issus de familles fassies, suivant le cours facile de la vie qui leur a été donnée : des études à l’étranger, un mariage tapageur, une villa construite par leurs propres soins aux alentours du quartier de Californie. Et puis, comme c’est devenu monnaie courante : une relation adultère, suivie d’un divorce.

Alors que la passion entre Nabile et Lamia s’épuise, le microcosme doré qui les entoure s’enflamme, et le théâtre social que met en scène Tahar Ben Jelloun n’en devient que plus jubilatoire. “Ce Casablanca est assez extraordinaire. C’est celui du fric, du pouvoir et du mépris. Les gens qui ont de l’argent et de l’influence aiment le montrer, et n’hésitent pas à exprimer leur arrogance vis-à-vis de ceux qui n’en ont pas”, raconte-t-il.

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Dans Les amants de Casablanca, la trahison, les infidélités et les crises conjugales deviennent des prétextes pour donner à voir l’envers d’un décor casablancais où l’on se cache tout autant que l’on se montre. “Cette histoire en particulier, celle de Nabile et Lamia, ne pouvait se dérouler qu’à Casablanca”, insiste Tahar Ben Jelloun.

“Les grandes villes, comme partout, permettent un certain nombre de libérations, à travers l’anonymat. On n’imagine pas une femme ouvertement adultère dans une petite ville comme Chefchaouen, où elle irait rencontrer son amant au café. Tout le monde se connaît, tout se sait. C’est aussi ça, Casablanca : la possibilité de ne pas être reconnu, la liberté à travers l’anonymat”, poursuit-il.

Avec Tahar Ben Jelloun, la morale a rarement sa place en littérature, et c’est pour le mieux : “Montrer les vices d’un milieu social, ce n’est pas l’encourager. Le vice est là, et je ne pense pas qu’il ait besoin des écrivains pour le plébisciter”. Une fois débarrassé du poids de la distinction binaire entre le bien et le mal, le romancier peut alors raconter les choses telles qu’elles sont : humaines.

Ainsi, dans ce roman à deux voix, où les deux époux prennent tour à tour la parole, il n’est pas question de faire le procès de la femme adultère, mais plutôt, de la comprendre. “L’une des choses qui m’ont le plus marqué est peut-être le nombre de femmes divorcées que l’on retrouve à Casablanca. Elles sont autonomes, libres, et n’ont de compte à rendre à personne. Contrairement à la génération qui les a précédées, elles ont refusé de continuer à mener une vie malheureuse auprès de leur mari”.

“Derrière chaque Lamia fortunée qui peut se permettre de demander le divorce, il y a aussi des femmes précaires, qui ne peuvent pas se permettre le célibat”

Tahar Ben Jelloun

Pour autant, plutôt qu’une avancée considérable dans les droits des femmes, il s’agit plutôt d’une liberté conditionnelle, plus économique que sociale, que raconte le romancier. “Derrière chaque Lamia fortunée qui peut se permettre de demander le divorce, il y a aussi des femmes précaires, qui ne peuvent pas se permettre le célibat”, nuance-t-il.

Nabile, le pédiatre, est quant à lui “un humaniste” selon son auteur : “Un homme bon et honnête, naïf par moments, qui se nourrit de cinéma et de littérature”. A travers ce personnage, le Casablanca doré devient aussi la représentation actuelle d’une bourgeoisie de culture francophone, qui se plaît à citer Montaigne et Nietzsche, et qui, plutôt que 2M, visionne les classiques de François Truffaut.

Profondément cinéphile, Tahar Ben Jelloun insuffle donc une partie de sa culture cinématographique à son personnage. Le film Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman (1974), dans lequel une femme est quittée par son époux infidèle, est évoqué à de nombreuses reprises dans le roman, qui semble prendre le contrepied de ce classique du cinéma américain. “Ma culture s’est construite à travers le cinéma. Pendant longtemps, j’ai regardé un film par jour. C’est le cinéma qui m’a appris à raconter des histoires”, confie l’écrivain.

“Casa de nuit, je ne l’avais pas vécue, mais comme toutes les grandes villes, elle en devient une autre à la nuit tombée. Elle devient une “Casanegra””, dit l’écrivain, en référence au film de Nour-Eddine Lakhmari, sorti en 2007.Crédit: DR

Écrire la liberté

“Ma modernité tient dans le fait que je m’appartiens en tant qu’individu”, nous dit Lamia, dans le roman, évoquant alors une question épineuse dans un pays que l’on qualifie trop facilement de “moderne et traditionnel à la fois”.

Car après tout, qu’est-ce qui fait de Lamia, Casablancaise divorcée, aisée, active et indépendante, une femme moderne ? “La modernité, c’est d’abord une question de valeurs fondamentales. C’est reconnaître tout un chacun comme un individu. A partir du moment où une jeune femme marocaine est refusée à la porte d’un hôtel, mais qu’elle est acceptée si elle est accompagnée de son mari, on ne peut pas parler de modernité. C’est aussi la base de la démocratie : la reconnaissance de chaque individu, non pas en tant qu’homme ou femme rattaché à un collectif, mais en tant que citoyen libre et pensant”, répond Tahar Ben Jelloun.

C’est en ce sens que Les amants de Casablanca n’est pas sans lien avec les questions de réformes sociales, relatives aux libertés individuelles, qui traversent le Maroc aujourd’hui. Parce qu’une société où seuls les plus riches sont en mesure de se cacher pour être libres n’est pas une société juste, il convient que la littérature raconte les contradictions du Maroc d’aujourd’hui.

Alors que le projet de réforme du Code pénal est plus que jamais sur la table, selon les annonces récentes du ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi, “les libertés individuelles resteront conditionnées par des enjeux d’argent et de pouvoir, tant que les articles 489 et 490 existent”, nous dit le romancier. Et de poursuivre : “Il faut que le parlement et le ministre de la Justice aient le courage de supprimer ces deux articles, qui sont en contradiction totale avec la vie réelle des Marocains”.

Et c’est peut-être en s’inscrivant dans de telles luttes, comme elle l’a toujours fait, que la littérature se réalise dans sa dimension sociale. “Un pays lisse, où tout va bien, ça ne vaut pas grand-chose pour un romancier. Un pays comme le Maroc, qui regorge de difficultés et de contradictions, est une mine d’or pour un écrivain. A condition, bien-sûr, d’essayer de le connaître et de le comprendre”, conclut Tahar Ben Jelloun.

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