Réforme du Conseil national de la presse : les enjeux d’une phase transitoire

Une commission provisoire est appelée à gérer le secteur pendant les deux prochaines années. Renouvellement des membres du Conseil national de la presse (CNP), réforme des lois régissant la profession, aides à l’investissement, volonté d’expansion à l’étranger… Focus sur un nouveau cap à franchir.

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Le Conseil national de la presse. Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Le premier mandat du CNP est loin d’être une réussite. Il y a six mois, l’établissement autorégulateur de la profession bénéficiait d’un prolongement exceptionnel de son mandat via un décret du gouvernement.

Mais ce délai a expiré début avril, sans que l’institution présidée par Younes Moujahid ait convoqué des élections pour renouveler ses membres. En réaction, le gouvernement a adopté, le 13 avril dernier, un projet de loi prévoyant la création d’une commission provisoire chargée de gérer les affaires du secteur pendant les deux prochaines années. Le texte, aujourd’hui en phase d’examen par le Parlement, entend éviter, encore une fois, que toutes les décisions futures du Conseil puissent être contestées, car non réglementaires.

Porté par le ministre de la Communication, Mehdi Bensaïd, le projet de loi prévoit le maintien de quatre membres du Conseil sortant au sein de la commission provisoire. Outre le président Younes Moujahid, secondé par Fatima Zahra Ouriaghli, la commission de déontologie restera présidée par Mohamed Selhami, tout comme celle des cartes de presse par Abdallah Bakkali.

S’ajouteront trois membres qui seront nommés par le Chef du gouvernement, “parmi des personnalités connues pour leur expérience et leur compétence dans le secteur”, en plus d’un magistrat nommé par le président délégué du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, Mohamed Abdennabaoui, et de deux représentants du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) et du ministère de la Communication. Ce dernier est censé représenter le gouvernement “à titre consultatif”, a expliqué Bensaïd suite à l’approbation du texte en Conseil du gouvernement : “Son rôle se limitera à assister, en coopération avec les journalistes et les entreprises de presse, afin d’organiser et de structurer le secteur.”

Mannes financières

Le ministre de tutelle a assuré que cette commission provisoire “a l’intention de développer une nouvelle vision pour résoudre les problèmes auxquels le secteur est confronté”. Les divergences sont nombreuses au sein du Conseil sortant sur la loi 90-13 qui encadre le CNP, notamment en ce qui concerne l’autorité légalement chargée de l’organisation des élections, non mentionnée explicitement dans l’article 54 du texte.

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“Le gouvernement considère que cette loi est incomplète et doit être révisée selon un concept institutionnel qui transcende les individus”, a souligné Mehdi Bensaïd. Autre souhait de l’Exécutif, que le CNP “joue un rôle clé, sur le plan national et international, dans le cadre de la défense des grands enjeux”. Le paysage médiatique marocain est ainsi incité, toujours selon le ministre, à “parler plusieurs langues, communiquer avec le monde, défendre les causes nationales, critiquer le gouvernement et donner une image fidèle des évolutions que connaît le royaume aux niveaux régional et international”.

Mehdi Bensaïd a également assuré que le gouvernement est prêt à soutenir les entreprises de presse “qui devraient faire des efforts au profit des journalistes”. Alors que la loi de finances 2023 a prévu 6 millions de dirhams pour soutenir le secteur, le ministre a assuré que le gouvernement est disposé à revoir à la hausse ce montant, citant une fourchette entre 150 et 200 millions de dirhams. Pour bénéficier de ces subsides, de nouveaux concepts et projets devront être lancés, qui devront impliquer, précise le ministre, des “investissements dans les entreprises de presse, les salaires des journalistes et la valorisation de leurs efforts”.

“Le gouvernement considère que la loi (encadrant le CNP, ndlr) doit être révisée selon un concept institutionnel qui transcende les individus”, a déclaré le ministre Mehdi Bensaïd le 13 janvier.Crédit: RACHID TNIOUNI/TELQUEL

L’écume du passé

Mais la création de la commission provisoire suscite la colère de plusieurs acteurs du secteur. Outre une partie du patronat représentée par la Fédération marocaine des éditeurs de journaux (FMEJ), deux syndicats de journalistes (la FNP, affiliée à l’UMT, et le Club de la presse) s’y opposent. Créée en 2021, et devenue entre-temps l’organisme patronal le plus représentatif du secteur, l’Association nationale des médias et des éditeurs (ANME) approuve quant à elle la mesure gouvernementale, tout comme le Syndicat national de la presse marocaine (SNPM). Côté politique, Abdelilah Benkirane et Nabil Benabdallah ont émis des réserves, arguant notamment que cette commission “tue la démocratie”.

“L’origine de cette situation remonte quand même à la période où ils dirigeaient le gouvernement”, tacle un membre de l’ANME, dont le communiqué publié le 14 avril note des “tentatives partisanes et professionnelles isolées, visant à freiner l’élan du nouveau projet de réforme, au service d’agendas qui ne sont plus un secret pour personne, principalement la volonté de maintenir un statu quo stérile et perpétuer un ‘provisoire’ dont a pâti le secteur de la presse pendant plus de 12 ans”. Selon notre interlocuteur, la commission provisoire prévue par le gouvernement “apporte une solution transitoire en attendant que les gens se mettent d’accord sur une base plus consensuelle”.

Une chose est sûre : la nécessaire réforme du secteur ne peut être menée à bien en révisant seulement la loi encadrant l’action du CNP. Le Code de la presse et de l’édition et la loi sur le statut de la profession sont également décriés pour leurs failles. Érigé sous le gouvernement Benkirane, l’arsenal juridique est appelé à faire peau neuve.

Primus inter pares

Il y a aujourd’hui une différence de réflexion sur ce que doit être le secteur de la presse”, confie notre source à l’ANME en évoquant “un ensemble d’entreprises structurées qui pensent que c’est un secteur productif qui crée de l’emploi et de la valeur”. Et alors que se développer davantage et sortir du Maroc pour tenter d’exercer une influence à l’étranger nécessite des investissements colossaux, “leur modèle économique ne tient pas”, pointe ce connaisseur des médias du royaume.

De nombreux médias “n’emploient pas plus d’une ou deux personnes. Certains dirigent jusqu’à cinq sites, touchant autant de salaires en partie subventionnés”

De l’autre côté de la balance, la FMEJ est critiquée pour sa politique de recrutement massif auprès des sites électroniques de petite taille. Des médias “qui n’emploient pas plus d’une ou deux personnes. Certains dirigent jusqu’à cinq sites, touchant autant de salaires en partie subventionnés, et deviennent éligibles à voter pour le CNP”, relève notre source, tout en soulignant qu’“il ne s’agit pas de les interdire, mais de dire que si on veut un vrai secteur fort, il faut se concentrer sur ceux qui sont structurés en entreprises viables qui payent des salaires décents à leurs journalistes, qui investissent et qui veulent se développer”.

Cette approche est également défendue par le ministère de tutelle. “Bensaïd a fait une analogie avec le football pour dire que le Maroc soutient les clubs amateurs, mais qu’il a a besoin d’une quinzaine de supports capables de jouer en première division, et parmi eux il en faut trois ou quatre capables de porter la voix du Maroc à l’étranger, et avoir une influence comme le font d’autres pays”, ajoute ce membre de l’ANME.

Durant cette phase transitoire, l’État continuera à soutenir les organes de presse. “L’idée est de passer d’un soutien passif à un soutien qui encourage l’investissement avec 2023 comme année transitoire entre soutien et aide à l’investissement. En 2024, toutes les aides de l’État devraient aller en grande partie au soutien à des projets d’investissements présentés par un ou plusieurs organes de presse”, révèle notre interlocuteur.

Depuis la pandémie de Covid, de nombreux médias ne survivent que grâce au soutien de l’État.Crédit: RACHID TNIOUNI/TELQUEL

En quête de win-win

Joint par TelQuel, le président de l’ANME Driss Chahtane commence par rappeler que les médias marocains ont traversé une phase très difficile pendant la pandémie de Covid. “Lors de cette crise, on a vu que le rôle du CNP était très limité, et qu’il n’a pas eu un grand impact sur la sauvegarde du secteur”, reconnaît-il.

Driss Chahtane évoque “plus de 3000 sites d’information électroniques, dont la plupart sont exploités par une seule personne”

Quant aux raisons de ce fiasco, largement discuté au sein de l’ANME depuis sa création, le patron de Chouf TV se dit convaincu qu’elles résident dans les lois encadrant le Conseil. “On ne peut franchir une nouvelle étape suite à des élections. On perdra quatre années de plus en étant régis par des lois qui ne sont pas en phase avec l’avenir et le développement de la profession, d’autant plus qu’elles ont été formulées sous le gouvernement Benkirane, dont le but était de balkaniser l’offre médiatique”, accuse Driss Chahtane avant d’évoquer à son tour “plus de 3000 sites d’information électroniques, dont la plupart sont exploités par une seule personne”.

Driss Chahtane se déclare satisfait des solutions envisagées par le gouvernement. “L’ANME est sortie de cette logique de ‘mendicité pour survivre’, inscrite dans la culture du précédent cadre régissant le secteur, pour entrer dans une phase gagnant-gagnant.”

En ligne de mire, des investissements, un développement et une expansion des entreprises de presse, et pas seulement à l’intérieur du pays. “C’est une honte qu’un pays comme le Maroc ne dispose pas d’une plateforme médiatique forte au niveau régional ou continental, qui ait un poids international”, regrette le patron de presse.

Chahtane rappelle un des premiers objectifs fixés par l’ANME, soit l’augmentation des salaires dans le secteur en vue de développer l’offre médiatique. Une volonté concrétisée par le récent accord signé, mi-février, avec la SNPM : “Ce sera pour nous un point essentiel pour en finir avec les plateformes qui ne restent en vie que pour percevoir des aides”, commente-t-il.

Dans ce sillage, d’autres accords-cadres avec le ministère de tutelle sont au programme : “En fonction d’objectifs précis, pour une aide à l’investissement sur une période d’un ou deux ans, après quoi nous verrons l’évolution de chaque entreprise bénéficiaire”, prévoit Driss Chahtane.