En 2017, lorsque Khalid Lyamlahy publiait son premier roman Un roman étranger (éditions Présence Africaine) il était déjà question d’exil et d’immigration : le narrateur, qui se trouve exilé dans une capitale européenne, faisait face à une pénible procédure de renouvellement de son titre de séjour à l’étranger.
Dans Évocation d’un mémorial à Venise, tout juste paru chez le même éditeur, le jeune romancier monte d’un cran et explore, cette fois-ci, une autre facette, plus sombre encore, de la migration : l’exclusion, poussée jusqu’à la mort.
Inspiré de faits réels, le roman met en scène un narrateur, relativement anonyme, qui se lance sur les traces de Pateh Sabally, un réfugié gambien, qui s’est noyé dans le canal de Venise sous le regard (indifférent ?) de passants et de touristes qui n’ont rien fait pour tenter de le sauver.
De ce drame, Khalid Lyamlahy a fait un roman profondément poétique, mais aussi fragmenté, qui assume fièrement les parts d’interrogation et d’hésitation que recèle son écriture. Loin de se complaire dans le voyeurisme, l’écrivain propose plutôt d’inspecter depuis l’intérieur, à la manière d’un chirurgien tâtonnant, les blessures d’une tragédie oubliée.
En 2017, un réfugié gambien se suicide en se jetant dans le canal de Venise. C’est de lui que vous vous êtes inspiré pour écrire ce roman. Était-ce une tentative de le sortir de la grille des faits divers oubliés, dans laquelle sont finalement classés les drames migratoires ?
Tout à fait. Le fait est que l’on voit défiler régulièrement, en Une des journaux, des réfugiés africains morts sur les rivages de l’Europe, mais c’est toujours très éphémère. On les oublie. Il y a quelque temps, au Salon du livre africain de Paris, je me suis rendu compte que peu de personnes se souvenaient de Pateh Sabally, qui s’est noyé dans le canal de Venise, alors que cette affaire avait énormément fait parler d’elle en janvier 2017.
Ces vies disparaissent aussi rapidement que le drame dont elles sont l’objet. D’où la présence de ce mot, “mémorial”, dans le titre, qui suggère une présence concrète, qui ne peut plus disparaître. C’est aussi l’idée de cette “évocation”, qui vise à rendre visible quelque chose que l’on a longtemps invisibilisé.
À travers ce roman et cette idée de mémoire, je voulais explorer le texte comme un objet que l’on regarde, qui reste, et que l’on ne peut plus effacer. À la manière d’un livre, un mémorial est fait pour qu’on y retourne, dépassant ainsi les mécanismes de l’oubli.
Le récit romanesque dépasse l’émotion que suscite le drame humain, et donne plus de place à un travail d’introspection…
On peut le voir comme ça puisque, effectivement, la noyade de cet homme avait en plus été filmée par des passants, diffusée sur les réseaux sociaux, et donc, vue à travers le monde. Ce n’est pas ce que je raconte dans ce roman.
“J’ai essayé d’imaginer ce qu’il pouvait voir et entendre pendant la noyade”
Lorsque j’ai écrit le moment où il se noie, j’ai essayé d’imaginer, dans le détail, ce qu’il pouvait bien voir et entendre autour de lui à ce moment-là. Je voulais aborder cette histoire à travers un regard intérieur. Cela comprend un risque, bien évidemment, celui de passer à côté de la vérité de ce qu’a vécu cet homme.
Mais je ne voulais pas non plus m’approprier une histoire qui n’est pas la mienne. C’est pour cela que j’ai insisté pour que ce texte soit qualifié de roman, et non pas de récit. Derrière les faits réels, il y a aussi beaucoup de fiction, quand j’imagine son arrivée en Italie, les endroits par lesquels il est passé…
Comme votre narrateur, avez-vous effectué ce voyage à Venise, sur les traces de Pateh ?
Je n’ai jamais mis les pieds à Venise ! J’ai beaucoup travaillé à partir de cartes et d’images. C’est comme ça que j’ai construit mes repères. Cela m’a demandé beaucoup plus d’exigence, en termes d’écriture et de narration, notamment lorsqu’il s’agissait de décrire la ville et ses lieux. Le voyage, je l’ai fait à travers le narrateur qui se lance sur les traces de Pateh Sabally.
Pourtant, vous parvenez aussi à explorer le lien qui se tisse entre le narrateur et Venise, mais aussi, entre Venise et la littérature, en évoquant et citant des auteurs tels que Thomas Mann et Ernest Hemingway, qui ont écrit sur Venise…
C’est en quelque sorte l’autre voyage de ce livre, celui de Venise vue et lue à travers le regard des écrivains qui l’ont écrite. C’est une exploration, mais qui crée aussi un effet de contraste. Je veux dire par là que les récits littéraires façonnent les images des villes.
Lorsqu’on pense à Venise, on pense immédiatement à un imaginaire romantique, par exemple, et pas à l’histoire d’un réfugié qui s’est noyé sous le regard des passants et des touristes. J’ai trouvé que la tragédie de Pateh recelait une tension inouïe entre l’image idéalisée que l’on a de Venise, en tant que destination touristique, et d’autre part, ce drame passé inaperçu.
L’oubli en devient caricatural, presque poussé à l’extrême. À travers ces récits d’écrivains, je voulais aussi instaurer une distance en les incluant sous forme de citation, et montrer tous les fantasmes que l’on peut projeter sur un endroit qui a accueilli une tragédie. À mon humble échelle, j’ai tenté de mettre ce drame sur la carte de Venise.
La narration se base sur beaucoup d’articles de presse, sur des chiffres et de la documentation… Pourtant, vous précisez ne pas vouloir associer ce récit à un travail journalistique. Où se situe la frontière entre le genre de l’enquête et ce que vous proposez dans ce roman ?
Il m’était impossible de travailler sur ce roman en empruntant un seul genre et une seule voix, car c’est une histoire profondément fragmentée. Malgré tous les articles de presse à ce sujet, il y a beaucoup de trous dans l’histoire de cet homme, et c’est à partir de ces blancs qu’il fallait travailler.
La fiction était alors le seul moyen de les combler, et c’est ce qui donne le récit lacunaire et volontairement tâtonnant que j’ai tenu à intégrer dans ce roman. Je n’ai pas cherché à mettre en place une unité et une cohérence dans la restitution de cette histoire, comme cela aurait été le cas dans une enquête journalistique, par exemple.
Autour de ces fragments, sont venues se greffer d’autres histoires que j’ai tissées à partir de la Gambie, de l’Italie et du Maroc, en essayant de créer un dialogue implicite entre l’Afrique et l’Europe.
Par moments, le narrateur nous plonge dans la grande histoire du 20e siècle, évoquant la fin de la Seconde Guerre mondiale, le débarquement de 1944 et le rôle des tirailleurs sénégalais… Quelle est la nature du lien que vous tissez entre la grande histoire collective, et celle, d’ordre individuel, de Pateh Sabally ?
Tirer sur la ficelle du débarquement était une manière de comparer deux arrivées sur les rives européennes, toutes deux très différentes en raison de leur contexte historique. En revanche, l’oubli est un thème commun à ces deux arrivées.
Quand on parle de l’arrivée de l’Afrique en Europe, un sentiment d’amertume ressort souvent. Les tirailleurs sénégalais ont longuement bataillé pour être reconnus, et ils ont été victimes d’une marginalisation similaire à celle de ces réfugiés qui arrivent tous les jours sur les côtes européennes.
Cela révèle, à mon sens, la manière dont l’étranger est vu par l’Europe, en tout temps de l’histoire. Ma volonté n’est pas non plus d’incriminer l’Europe, car on voit aussi des signes de solidarité qui se nouent, par moments. Mettre la petite histoire dans la grande est aussi une manière de mettre en perspective les différentes rencontres entre l’Afrique et l’Europe, en divers endroits et moments historiques.
En filigrane, vous évoquez aussi des noyades dans la Méditerranée, citant des noms d’hommes et de femmes réels qui ont perdu la vie en entamant leur traversée migratoire. Hormis le narrateur et Pateh, est-ce que ce sont eux, finalement, les autres personnages de ce roman ?
Il serait très juste de les voir ainsi. Je voulais maintenir dans ce livre un équilibre entre le spécifique et le commun. Quand on parle des terribles expériences que vivent les réfugiés, il faut garder en tête que chaque trajectoire, chaque drame et chaque blessure est unique.
Et en même temps, quand on regroupe ces histoires, on sent bien qu’il y a des douleurs partagées, sans parler du parcours géographique qui est similaire. Ils traversent les mêmes zones, et pour beaucoup, sont animés des mêmes espoirs. S’ils ne sont pas tout à fait identiques, tous ces drames entrent en résonance les uns avec les autres.
Plutôt que d’entrer dans une confrontation entre l’enquêteur (le narrateur) et l’enquêté (Pateh), je voulais mettre en place une constellation d’expériences, une structure étoilée où ses récits s’entremêlent, et reproduisent finalement l’image du cortège et de la haie d’honneur.
Il y a aussi un ensemble de questionnements qui émergent de ce roman, sur l’écriture en tant que telle, les doutes et les hésitations qui l’accompagnent. Avez-vous l’impression qu’écrire Évocation d’un mémorial à Venise vous a permis d’y répondre ?
Je me suis toujours intéressé aux différentes façons d’interroger l’écriture. Je pense qu’il est important d’écrire en mettant en avant les questions que l’on se pose pendant qu’on écrit, mais aussi de reconnaître que, par moments, l’écriture ne peut pas tout faire.
“Il faut se demander ce que peut faire l’écriture face aux débris d’un drame”
Elle contient une part défaillante, surtout dans un roman comme celui-ci. Il faut se demander ce que peut faire l’écriture face aux débris d’un drame ? On ne peut pas, en tant qu’auteur, reconstituer des événements aussi tragiques, qui ne nous appartiennent pas, sans se poser ces questions.
Le fait que ce texte existe aujourd’hui et qu’il est publié est un début de réponse. L’écriture a rempli son rôle, avec la part d’incertitude et de questionnements qu’elle porte, et il est important pour moi que cela fasse partie de la manière dont le lecteur va recevoir ce livre. Si j’ai le sentiment d’avoir produit quelque chose de déconcertant, c’est parce que nous devons tous être bousculés dans nos certitudes face à ce genre de drames.