Outsourcing : demain, des champions marocains en Afrique?

Les perspectives de développement du continent africain, notamment en Afrique subsaharienne, tisonnent les appétits de grands groupes qui voient le Maroc comme une porte royale d’entrée sur le marché. Mais les outsourceurs entendent bien profiter de cette aubaine pour opérer leur mue en multinationale. Récit.

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Cet article a été réalisé indépendamment de la rédaction par TelQuel Impact.

Sa courbe de croissance est fulgurante. A en défier la parenthèse Covid et maintenir un rythme soutenu de création de 10.000 emplois par an, l’outsourcing a démontré sa résilience, faisant même une queue de poisson devant l’industrie automobile en pleine crise sanitaire.

Avec ses plus de 130.000 emplois et ses 16 milliards de dirhams de chiffre d’affaires, le secteur n’est plus loin de l’objectif des 200.000 emplois à l’horizon 2030 que lui avait assigné le Plan d’accélération industrielle du Royaume.

Le succès est d’autant plus étincelant que depuis janvier 2021, la Fédération marocaine de l’externalisation des services (FMES) a composté son ticket d’entrée dans le cercle des fédérations sectorielles de la Confédération générale des entreprises marocaines (CGEM). Les raisons de cette réussite remontent à vingt ans en arrière. Flashback.

Enfin dans les radars de l’outsourcing mondial

Nous sommes en 1999. Le Maroc espère entrer dans le nouveau millénaire en captant le potentiel de l’économie numérique et ses secteurs à base technologique. Pour apparaître dans les radars des acteurs mondiaux de l’offshoring, le Royaume met en place des mesures incitatives (allégement fiscal, aide à la formation) mais aussi une réforme de son cadre juridique sur la protection des données.

Parallèlement, les plateformes industrielles intégrées (P2I) poussent comme des champignons dans les grandes villes. Construits et équipés selon les standards internationaux, ces immenses espaces de travail, cédés moyennant un loyer modéré, permettent aux entreprises de s’installer confortablement. Elles y trouvent un marché situé aux confins de l’Europe, quasi dans le même fuseau horaire et surtout de ressources humaines francophones, arabophones et hispanophones, employables avec des niveaux de salaire bas.

La stratégie est empruntée aux premières délocalisations effectuées dans les années 1970 dans le secteur du textile pour gagner en compétitivité. Elle s’est ensuite étendue à l’outsourcing composé du Customer Relationship Management (CRM), du Business Process Outsourcing (BPO), de la Knowledge Process Outsourcing (KPO) et de l’Engineering Service Outsourcing (ESO).

C’est ainsi qu’avec le boom des télécoms et la baisse du coût des communications qu’il a entraînée, le Maroc a su attirer des géants mondiaux comme Teleperformance, Webhelp, Acticall, Safrecom, Accenture, PNB, Dell, IBM, Capgemini, Amazon, Axa, GFI, Alos). Mais ce sont les centres d’appel qui sont les plus connus.

Décollage puis essoufflement

Le marché a décollé fin 2000, lorsque, flairant le filon qui allait naître des années plus tard, Phone Assistance est le premier à planter son fanion

En réalité, le marché a décollé fin 2000, lorsque, flairant le filon qui allait naître des années plus tard, Phone Assistance est le premier à planter son fanion. Aménagé dans le quartier de Sidi Maârouf, son premier site fera entrer au Maroc des opérateurs télécoms dans le Royaume avant d’être cédé à Bertelsmann en 2004. Le fondateur de Phone Assistance n’est autre qu’un certain Moulay Hafid Elalamy.

C’est avec le lancement du Plan Emergence que le mouvement s’accélère. Des Français Teleperformance, Free ou encore B2S, des Américains Sitel, Wehbhelp et Dell filialisent certaines de leurs prestations ne nécessitant pas une présence physique avec le client.

Dès lors, le Maroc apparaît sur la carte mondiale des pays leaders dans l’offshoring. Des groupes plus localisés comme Accolade (ONA), Outsourcia, créé par Youssef Chraïbi ou encore Intelcia de Karim Bernoussi voient le jour et complètent le panorama.

Mais très vite, le marché s’essouffle. Après avoir connu une croissance à deux chiffres pendant plus d’une décennie et se voir plébisciter comme la première destination francophone mondiale, le marché marocain montre ses premiers signes d’épuisement. Il faut dire que sur le continent, des pays comme la Tunisie, l’Egypte, l’Afrique du Sud, le Sénégal ou encore Maurice ou Madagascar voient dans ce domaine un moyen de créer des emplois à peu de frais et de masquer le chômage des jeunes.

L’Afrique subsaharienne, l’eldorado qui concurrence le Maroc

En mettant en avant la qualité de leurs profils et en jouant sur des leviers incitatifs (salaires minimaux très bas, abattement fiscal, accompagnement étatique…) ces pays ont accru leur compétitivité pour attirer de plus en plus de multinationales, et chemin faisant, grignoter des parts au Maroc. Dès lors, l’Afrique subsaharienne apparaît comme un nouvel eldorado pour les outsourceurs pour accroître leur compétitivité et réduire encore plus leurs coûts de projection.

Longtemps installées au Maroc, les groupes mondiaux ont donc entrepris d’aller chercher la croissance au sud du Sahara. Mais l’offensive sera menée depuis le Maroc via deux stratégies rondement ficelées. Après leur installation, l’appétit des grands groupes étrangers les pousse à un rachat compulsif des locaux.

Tous se font absorber ou presque par des multinationales bien établies ou choisiront de profiter de la force de frappe d’un grand groupe occidental pour se lancer à l’assaut de l’Afrique subsaharienne.

Colocalisation avec un groupe étranger

C’est le cas du groupe Majorel. Créé en co-entreprise avec 50% de parts pour chacun, cet ogre de la relation client est né de la fusion entre le groupe marocain Saham et l’Allemand Bertelsmann de leurs activités de gestion de services externalisés, confiées auparavant par Arvato CRM Solutions, Phone Group, Ecco Outsourcing et Pioneers.

La multinationale germano-marocaine s’est constitué un bassin de 20.000 collaborateurs dans 7 pays (Maroc, Sénégal, Côte d’Ivoire, Égypte, Togo, Kenya et maintenant, Ghana).

Trajectoire quasi similaire pour son ex –compatriote, Intelcia, désormais passée sous le giron du Français Altice, propriété du milliardaire français d’origine marocaine Patrick Drahi. “Il a tenté plusieurs fois de racheter l’entreprise entre 2010 et 2016. A chaque fois, nous avons dit non”, se rappelle Karim Bernoussi, co-fondateur avec Youssef El Aoufir de ce mastodonte du CRM.

Leur épopée s’écrit à partir de 2000. Après avoir roulé sa bosse dans le monde de l’informatique, notamment pour Microsoft, Karim Bernoussi s’associe à Transcom et “quelques amis (marocains, ndlr)”, pour lancer leur premier centre d’appels sur le boulevard Yacoub El Mansour à Casablanca. Six ans plus tard, les Marocains rachètent les parts de leurs associés et actent le changement de nom : Intelcia est né.

Karim Bernoussi, président fondateur d’Intelcia.Crédit: DR

En 2010, l’entrée de CDG Capital dans le tour de table à hauteur de 25% apporte une puissance financière qui permet au groupe marocain d’amorcer une série de rachats : Atento (Maroc), Phone Marketing (France), Unisono(Espagne). Après son rachat en 2016 par le groupe Altice, le groupe spécialisé dans la gestion de la relation client hérite des rachats de sa maison-mère mais aussi de l’accélération d’un groupe multi-métiers.

“Je considère que j’ai réalisé mon rêve, certes autrement, de créer une multinationale et de montrer que c’était possible de faire d’un groupe issu d’Afrique, un groupe international et passer d’un acteur régional fort à un acteur global”

Karim Bernoussi, président fondateur d’Intelcia

Je considère que j’ai réalisé mon rêve, certes autrement, de créer une multinationale et de montrer que c’était possible de faire d’un groupe issu d’Afrique, un groupe international et passer d’un acteur régional fort à un acteur global”, explique Karim Bernoussi. L’idée d’une multinationale de centres d’appel a germé dans la tête de ce diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications de Paris dès les années 1990, mais il ronge son frein.

Ayant cumulé 20 ans d’expérience dans l’informatique, notamment chez Microsoft dont il a dirigé la branche Afrique du Nord, l’homme profite de sa connaissance du secteur mais aussi de la force d’un groupe tout en gardant le contrôle sur Intelcia, même en y étant minoritaire. “Le deal avec Altice était simple. Nous avions accepté leur offre en leur disant qu’ils ne regardaient pas la recette de notre cuisine interne pour faire ces performances, sinon on rendait les clés”, éclaircit Karim Bernoussi.

Le pari s’avère gagnant. À l’échelle mondiale, Intelcia est présent dans 17 pays dans lesquels l’outsourceur exploite 85 sites et fait travailler 40.000 personnes pour un chiffre d’affaires de 700 millions d’euros à fin 2021. Pour intégrer le carré d’as mondial, Intelcia compte s’appuyer sur un ambitieux plan dénommé “Vision 2020 – 2025” qui souhaite porter les effectifs du groupe à 70.000 employés. Le chiffre d’affaires — 1,5 milliard en 2025 — devrait alors franchir, pour la première fois depuis sa création en 2006, la barre du milliard d’euros.

Pour concrétiser cette vision, le groupe spécialisé dans le CRM est allé chercher sa croissance au sud du Sahara. Après un développement fulgurant au Maroc , puis en France sur les 15 premières années, Intelcia se laisse porter par la dynamique télécoms d’Altice pour pénétrer dans les marchés au Portugal, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Amérique du Sud (Chili, Colombie), les Caraïbes (Jamaïque, République Dominicaine).

Puis le cap est mis sur le sud du Sahara. “En 2015, la nécessité d’ouvrir des centres de production en Afrique s’est ressentie lorsque nous avons eu des tensions sur les conditions économiques de notre client principal. La seule option qui s’est présentée à nous était de mixer des opérations en Afrique subsaharienne et au Maroc”, revient le cofondateur d’Intelcia.

Cette année-là, le groupe lance sa première filiale africaine au Cameroun, bientôt suivie par le Sénégal ou encore la Côte d’Ivoire qui viennent s’ajouter à celle de l’Egypte. A l’anniversaire de ses vingt ans en 2022, Intelcia a marqué le coup en inaugurant l’extension de son site d’Abidjan (1800 personnes), devenu le plus grand site d’Afrique subsaharienne, région dans la laquelle le groupe emploie plus de 5000 personnes.

Aujourd’hui, il lorgne l’Afrique de l’Est mais aussi les pays anglophones d’Afrique. “Il n’est pas illusoire de penser que d’ici 10 à 15 ans, nous serons le numéro 2 ou 3 mondial”, prédit Jean-Yves Kotto, directeur Afrique subsaharienne d’Intelcia

Outsourcia, cavalier seul

Pour Outsourcia, c’est le chemin inverse. Alors que les outsourceurs marocains se sont laissé absorber ou ont choisi de s’associer à des grands groupes, cet opérateur spécialisé de l’outsourcing a fait cavalier seul. Créé en 2003, ce champion de la relation client s’est adjugé une place de choix sur la liste des outsourceurs marocains.

Le groupe est catapulté par Youssef Chraïbi qui a accumulé suffisamment d’expérience en France pour dupliquer ses acquis au Maroc. Diplômé de management à HEC Paris, il y créé une marketplace digitale avant de la vendre à Vivendi et de se lancer dans le conseil à des grandes entreprises françaises. Un poste d’observation qui lui permet d’étendre son carnet d’adresses pur trouver des clients et de s’imprégner des pratiques internes de ses futurs clients. La montée en grade est fastidieuse, l’objectif de se faire une place encore plus.

Malgré tout, Youssef Chraïbi réussira son pari en rachetant As-Com puis Allias Community pour faire son entrée dès 2010 dans le marché français. Cinq ans plus tard, il se tourne vers l’Afrique subsaharienne dès que le marché français, associant externalisation et pertes d’emploi, montre ses premiers signes de réticence.

Mais l’entreprise qui gère des services pour des groupes internationaux du e-commerce, de la banque et de l’assurance, des télécommunications, de l’automobile ou des médias a financé sa croissance sur fonds propre grâce à la dette.

La saga africaine du groupe marocain commence en 2015 avec une implantation à Madagascar. C’est aussi l’année de son alliance avec le groupe français SCEMI, spécialisé dans l’externalisation. L’année suivante, le spécialiste marocain des métiers de l’offshoring et des centres d’appels a ouvert son capital pour la première fois à AfricInvest, un fonds de capital-investissement sur le continent, basé à Tunis.

C’est aussi l’année de son extension vers le Niger, la Tunisie mais aussi ses rachats à la pelle de plusieurs sociétés, notamment dans le domaine de la santé en bénéficiant du bol d’air financier apporté par le fonds d’investissement SPE dans le capital.

“En Afrique, les entreprises vont chercher des marchés et des possibilités de diversification de leurs revenus. Notre logique, qui est complètement différente, est d’aller chercher de la main d’œuvre qualifiée et moins chère”

Youssef Chraïbi, PDG d’Outsourcia

“En Afrique, les entreprises vont chercher des marchés et des possibilités de diversification de leurs revenus. Notre logique, qui est complètement différente, est d’aller chercher de la main d’œuvre qualifiée et moins chère, ce que l’on trouve facilement dans d’autres pays africains plus compétitifs”, explique Youssef Chraïbi, le PDG d’Outsourcia.

L’explication de cette extension vers l’Afrique tient en un mot : compétitivité. “Nous commençons à avoir des soucis de main d’œuvre au Maroc car nous avons des besoins de profils avec des qualifications supérieures à ce que peut offrir le marché de l’emploi au Maroc. L’autre raison est qu’on est plus compétitif à produire certaines opérations en Afrique subsaharienne. Même si tout ne peut pas être transféré du Maroc vers ces régions, les coûts de production en Afrique sont plus compétitifs pour des opérations basiques”, explique Youssef Chraïbi.

Le prix à payer pour créer des champions 100% marocains

S’ils ne se sont pas fait racheter par des grands groupes qui dominent le marché depuis des décennies, les outsourceurs marocains espèrent trouver la force de grandir et se renforcer sur la terre qui les a vus naître avant de s’étendre sur le continent.

Le secteur a démarré il y a une vingtaine d’années et il a été développé en très grande partie par des acteurs étrangers qui restent dominants sur le marché marocain et même dans la conquête de parts en Afrique subsaharienne”, explique Youssef Chraïbi, président de la FMES et patron d’Outsourcia. “On a tort de considérer aujourd’hui que toutes les entreprises qui font de l’outsourcing au Maroc sont des entreprises marocaines, mais en termes de capital, elles sont la propriété de grands groupes”, complète-t-il

Pour voir naître des outsourceurs marocains capables de titiller les grands de ce monde, notamment en exploitant les liens culturels, historiques, politiques et même religieux que le Maroc a bâtis depuis des décennies, les acteurs interrogés plaident pour un accompagnement plus conséquent de l’État.

Tous les acteurs sondés par TelQuel incitent à des mesures de développement de l’infrastructure numérique, la mise en place d’un arsenal juridique incitatif à l’investissement dans le numérique pour booster la croissance des entreprises et une politique plus souple dans la formation et l’emploi. C’est peut-être le prix à payer pour voir demain des champions 100% marocains de l’outsourcing.