Sur le bandeau qui accompagne la couverture de Les petites amoureuses, le premier roman de Clara Benador, on distingue deux fillettes assises côte à côte, vêtues d’habits traditionnels. Leurs visages portent la marque de deux tatouages amazighs. La ressemblance entre la première fillette, au premier plan, et l’auteure, aujourd’hui âgée d’à peine 24 ans, est frappante. De quoi laisser présager un récit autobiographique, ou du moins, une fiction inspirée de l’enfance de Clara Benador.
Pourtant, il suffit d’entamer les premières pages de Les petites amoureuses, dont l’action commence en 1941, pour écarter cette théorie. Du moins, en partie. “Ce n’est pas moi sur la photo”, précise Clara Benador, tout en confirmant cette ressemblance anodine durant notre entretien. En réalité, la photographie d’illustration choisie par les éditions Gallimard pour ce premier roman date de 1936, et bien que rien ne l’indique à vue d’œil, elle a été prise à Casablanca, dans le quartier fermé de Bousbir, mis en place par les autorités coloniales, et réservé à la prostitution. Ce même quartier où se déroule le roman de Clara Benador, et où Lola, la protagoniste, fera la rencontre de Shéhérazade.
Arriver à l’heure
Publié en août dernier, le premier roman de Clara Benador creuse, doucement mais sûrement, sa place en cette rentrée littéraire française, qui regroupe 490 romans cette année. Le jour même de sa sortie, Les petites amoureuses s’est vu récompensé du prix Transfuge du meilleur premier roman.
Entre deux salons littéraires, Clara Benador nous donne rendez-vous un mardi matin au Café de Flore, refuge par excellence du gotha littéraire parisien. “C’est cliché, je sais”, remarque la jeune primo-romancière au téléphone, tandis que nous nous donnons rendez-vous. Ce matin-là, les serveurs du café sont les premiers à la saluer. “Ils me connaissent tous ! Lorsque je suis arrivée à Paris il y a quelques années, je ne connaissais personne, je ne savais pas vraiment où aller. Alors je venais ici, avec mon petit carnet, et je passais des soirées entières dans ce café. Ça me fait vraiment quelque chose de revenir ici, pour parler de mon premier roman publié”, confie-t-elle.
Loin de l’effervescence parisienne littéraire dans laquelle elle baigne à présent, Clara Benador grandit à Genève et fait plusieurs détours avant d’en arriver à la littérature. “J’ai fait de la course à pied de compétition, j’étais passionnée par le monde du sport et de ses gloires. Puis j’ai fait de la mode, du mannequinat, de la photographie… Ce qui m’a toujours captivée, c’est de découvrir les coulisses d’un monde”, retrace-t-elle.
C’est ainsi qu’après de longs mois de documentation, d’écriture, de relectures et de réécritures, Clara Benador en arrive aux coulisses du monde du livre, avec la publication d’un premier roman dans la maison d’édition la plus prisée des primo-romanciers. Sans pour autant que cela ne s’impose comme une évidence : “Quand j’ai fini d’écrire mon texte, je ne pensais pas qu’il serait publié, tant je le trouvais différent de ce qui se fait en littérature en ce moment. Sincèrement, je ne pensais pas que ce serait un roman qui plairait”, confie-t-elle.
Mais encore ? “Je le trouvais un peu vieillot. C’est un texte assez voilé, et je pensais qu’il ne correspondait pas à ce qui se fait actuellement en matière de récit.” Mais pour les critiques et journalistes, c’est surtout son jeune âge, de plus en plus rare dans le paysage littéraire, qui détonne : “vingt-quatre ans” peut-on lire sur la quatrième de couverture. “J’ai toujours eu l’impression d’être en retard par rapport aux choses que je veux faire. Ma génération a grandi avec l’idée qu’il faut tout faire vite, qu’il y avait une urgence à faire les choses et à avancer dans la vie. Pour la première fois, avec la parution de ce livre, j’ai l’impression d’être à l’heure”, sourit-elle.
Cependant, il ne faut pas se fier à la jeunesse de Clara Benador et voir en elle l’incarnation de la Gen Z avec une plume à la main : peu adepte de la littérature française contemporaine, elle lit Baudelaire et Nerval, et dit préférer redécouvrir les œuvres de Colette et Duras plutôt que de se plonger dans le dernier Virginie Despentes.
Aller simple
Comme souvent en littérature, tout est parti d’une autre histoire que celle qui est racontée dans le roman de Clara Benador. Dans Les petites amoureuses, il s’agit de celle de sa grand-mère, qui grandit dans une famille de confession juive pendant la Seconde Guerre mondiale, contrainte de quitter la France à cause de l’occupation allemande. La famille se réfugie alors au Maroc sous protectorat, auprès de la communauté française de Casablanca, jusqu’à la fin de la guerre en 1945.
C’est dans ce récit de famille, qui la berce depuis son enfance, que Clara Benador a puisé les éléments qui constituent Lola, la protagoniste de Les petites amoureuses. Car bien avant d’introduire Bousbir dans cette histoire de famille, c’est d’abord un récit de voyage que nous livre Clara Benador, qui semble avoir le goût des longues traversées : “Ce voyage, ce déchirement qu’a vécu ma famille pendant l’Occupation, était aussi le mien, en quelque sorte.”
On y retrouve la peur des départs soudains, l’angoisse des déménagements hâtifs, de l’ordre de ceux qui ne peuvent être causés que par les grandes tragédies de l’Histoire. Le tout, à travers les yeux d’une petite fille, Lola, encore incapable de distinguer l’horreur de la guerre de la beauté des paysages qu’elle voit.
“Je voulais conserver ces yeux enfantins, ceux de la découverte, et raconter l’histoire d’une enfant qui essaie de naviguer dans un monde difficile”
Une fois arrivée à Casablanca, c’est le même contraste : “Je voulais conserver ces yeux enfantins, ceux de la découverte, et raconter l’histoire d’une enfant qui essaie de naviguer dans un monde difficile. C’est ce regard précisément qui permet de voir la beauté de la ville malgré l’horreur de la colonisation, que l’on ne peut ni voir ni comprendre lorsqu’on est enfant”, explique Clara Benador.
Malgré une certaine attache affective, le Maroc ne figure pas parmi les différentes origines, française, espagnole, ou encore turque, de Clara Benador : “Dans mon enfance, j’ai d’abord connu Casablanca à travers les récits de ma grand-mère.” Des récits qui prendront la forme d’une image mentale, à partir de laquelle va se déployer tout un imaginaire autour d’un vécu pourtant si loin dans le temps… Jusqu’à prendre la forme d’un roman. “Casablanca était presque devenue un lieu familier pour moi. J’avais l’impression de la connaître, ne serait-ce que dans ses paysages.”
En 2015, un voyage à Casablanca rompt ce prisme romancé : “J’ai immédiatement vu la différence entre le Maroc de mon imaginaire, raconté par ma grand-mère, et le Maroc tel qu’il est aujourd’hui. J’ai compris aussi que dans le récit qui m’était parvenu, français malgré tout, il y avait forcément des gens dont l’histoire n’avait pas été racontée”, explique-t-elle.
J’ai tué Shéhérazade
En étudiant les archives et plans urbains du Casablanca des années 1940, Clara Benador découvre, un peu par hasard, un quartier doté d’une enceinte fortifiée. Une simple recherche Google suffit alors à la mettre face à l’une des atrocités du protectorat français : la construction d’un quartier réservé aux prostituées marocaines, mises à la disposition des soldats étrangers.
Le mot “fascination” pourrait décrire l’effet que produit cette trouvaille sur la jeune romancière alors en devenir, mais elle le dénonce : “Je crois qu’il faut faire très attention avec ce mot. Je l’emploierai plutôt pour désigner la manière dont les autorités coloniales exhibaient cette horrible création à coup de reportages et cartes postales, comme s’il s’agissait d’une attraction touristique.”
“Il fallait que je m’extraie de la révolte que m’inspire ce quartier, pour pouvoir y faire entrer mon personnage”
Cette fascination, c’est aussi celle de Lola : attirée comme un aimant vers les murailles du quartier, elle n’en perçoit, à travers ses fentes, que de belles silhouettes, souvent nues, sublimement coiffées et maquillées. Elle n’est qu’une petite fille, et le monde des femmes, pas seulement des prostituées, lui est complètement inconnu. Parmi ces silhouettes, il y a celle de Shéhérazade, une jeune fille du même âge que Lola. Leur rencontre est subite, floue, et ce qui les unit n’est pas plus clair.
Le quartier, quant à lui, est tellement cloisonné que la romancière, de même que sa protagoniste, peine à y pénétrer : “J’ai compris qu’il fallait que je parvienne à m’extraire de la révolte que m’inspire aujourd’hui ce quartier, pour pouvoir y faire entrer mon personnage de manière cohérente. Il fallait, malgré tout, décrire la beauté de ce que voyait Lola, car en tant qu’enfant, c’est tout ce qu’elle pouvait voir de ces femmes”, commente-t-elle.
On pourrait alors s’arrêter à un premier niveau de lecture, et voir dans le choix du prénom Shéhérazade et de la description esthétique du quartier Bousbir une peinture orientaliste réalisée en 2022. Mais ce que propose précisément Clara Benador est de pousser le cliché orientaliste jusqu’à l’extrême, en mobilisant ses motifs les plus célèbres tels que Les Mille et une nuits, avant de lever brutalement le voile de la fascination voyeuriste occidentale, et de mettre en lumière les atrocités qu’il recouvre.
Par moment, les frontières et délimitations de Bousbir semblent disparaître le temps d’un roman : on ne sait plus où se trouve Lola, si elle est à l’intérieur ou à l’extérieur du quartier. On sait juste qu’elle continue à chercher Shéhérazade, là où elle va, si bien que le décor s’efface, et qu’on ne perçoit plus que des poupées russes. Les petites amoureuses, c’est finalement l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, qui renferme des guerres coloniales, qui renferme les guerres de toutes les femmes victimes de la guerre des hommes.