Pourquoi les jeunes Marocains préfèrent-ils l’anglais au français ?

Les jeunes Marocains sont de plus en plus nombreux à estimer que la maîtrise de l’anglais leur donnera accès à une meilleure éducation et accroîtra leurs chances d’obtenir un poste à l’étranger. Le français fait moins recette qu’auparavant.

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Des parents privilégient la British International School de Casablanca car l’anglais est un atout tout-terrain pour leurs enfants. Crédit: BRITISH INTERNATIONAL SCHOOL OF CASABLANCA

Depuis son indépendance en 1956, le Maroc entretient des liens diplomatiques, économiques et culturels forts avec la France. L’ancrage dans la francophonie a longtemps semblé une évidence, un horizon indépassable. Sans être une langue officielle du pays, le français est la première langue étrangère des écoliers marocains et la langue privilégiée de l’enseignement universitaire, se lit sur les devantures des bâtiments privés et publics, et son usage est largement diffusé dans les administrations et le monde des affaires.

Toutefois, l’attachement à la langue française se délite chez une partie des Marocains, notamment les plus jeunes. Une étude du British Council publiée au printemps 2021 révèle qu’une majorité des jeunes serait favorable à la substitution du français par l’anglais. Ainsi 40 % des jeunes Marocains préféreraient apprendre l’anglais, contre seulement 10 % le français. Un nombre croissant de jeunes se dit plus à l’aise et privilégiant l’anglais, tant dans les interactions quotidiennes que pour leur parcours académique. Dans le même temps, les rayons anglophones des librairies s’agrandissent au détriment de la littérature et des écrits francophones.

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Pour comprendre les motifs du détachement des jeunes Marocains du français au profit de l’anglais, nous avons conduit des focus groups avec les étudiants de première année d’une école de commerce. Les groupes ont été composés de manière à refléter la diversité des étudiants en matière d’origine sociale (des étudiants issus des classes les plus aisées et des étudiants boursiers) et de maîtrise des langues française et anglaise (certains étudiants affichant une appétence particulière pour l’une ou l’autre des deux langues).

L’expression des jeunes révèle un rapport ambivalent à la langue française. Nous identifions trois motifs sociaux et politiques de leur préférence pour l’anglais :

  • un rapport pragmatique et fonctionnel des jeunes à la langue étrangère ;
  • une transformation des élites ;
  • une gestion du stigmate de langue chez les classes populaires.

L’anglais, langue des opportunités mondiales

Les jeunes Marocains, dont l’arabe reste très majoritairement la première langue d’usage, adoptent un raisonnement pragmatique en “coûts/bénéfices” concernant leur langue étrangère d’usage. Ils arbitrent en particulier entre la difficulté perçue d’apprentissage de la langue et les opportunités que celle-ci offre en matière de connaissances, d’ouverture au monde, de mobilité internationale et d’opportunités professionnelles.

21st Century Morocco Podcast: The shift to English in Morocco.

Dans ce match des “coûts/bénéfices”, l’anglais l’emporte de plus en plus face au français dans l’esprit des jeunes Marocains.

D’abord parce que l’anglais est perçu comme accessible et aisé à apprendre, notamment grâce aux contenus culturels plus largement disponibles dans cette langue. Netflix, YouTube et les réseaux sociaux sont tout autant un moyen de divertissement qu’un outil d’apprentissage linguistique. Ensuite, parce que l’anglais est considéré comme la langue internationale qui ouvre les opportunités et les horizons les plus vastes en matière d’études, de voyages, d’affaires et d’échanges avec des personnes du monde entier.

A contrario, le français est décrit comme une langue qui, d’une part, est difficile à apprendre et, d’autre part, enferme dans un lien quasi exclusif avec la France et quelques rares pays francophones d’Europe et d’Afrique. Par pragmatisme et utilitarisme, bon nombre de jeunes Marocains ne s’embarrassent pas de maîtriser une langue qui leur semble moins désirable car moins porteuse d’opportunités.

L’anglais, langue des nouvelles élites

Les élites marocaines sont traditionnellement réputées francophones et francophiles. Le succès des établissements scolaires d’enseignement français, dits de la mission française, et le poids socio-économique des lauréats des grandes écoles françaises en attestent.

Le lycée Lyautey à Casablanca. L’élite francophone se sent trahie et se détourne d’un partenaire qui a multiplié les signes d’inimitié.

Mais cette élite se sent également trahie et se détourne d’un partenaire qui a multiplié les signes d’inimitié. Le premier remonte à la loi Guéant qui, en 2011, interdisait l’accès à l’emploi en France aux jeunes lauréats étrangers des grandes écoles et universités françaises. Si la loi a été abrogée un an plus tard après le retour de la gauche au pouvoir, la blessure narcissique des élites marocaines est restée. De plus, l’irrésistible progression des discours xénophobes portés par l’extrême droite et, plus récemment, la baisse drastique du nombre de visas français octroyés aux ressortissants marocains ont ravivé le sentiment de rejet et les interrogations des élites marocaines quant à leur relation privilégiée avec la France.

De manière concomitante, le Maroc a vu émerger une nouvelle élite plus anglophone, formée sur les bancs des universités américaines, canadiennes et britanniques. Celle-ci promeut un usage plus intense de l’anglais dans les milieux d’affaires et universitaires et le renforcement des liens politiques et économiques avec le monde anglo-saxon.

Le royaume a entrepris une politique de diversification de ses partenariats politiques et commerciaux. La France n’est plus perçue comme le partenaire économique privilégié et la destination rêvée des jeunes Marocains pour poursuivre leurs études. Entre 2012 et 2017, le nombre d’étudiants marocains à l’étranger a progressé de 16 % au Canada, de 35 % en Allemagne, de 179 % en Ukraine, et de seulement 3 % en France. Les universités marocaines participent à cette politique de diversification. Elles ont multiplié les cursus anglophones et les programmes d’échanges avec les universités non francophones.

De telle sorte que le français n’est plus perçu par les jeunes comme la langue de la réussite académique et professionnelle.

Gestion du stigmate : la revanche des classes populaires

Au Maroc, la maîtrise de la langue française s’est transformée en marqueur social et de classe, à mesure que la qualité de l’enseignement de la langue s’est dégradée au sein de l’école publique.

Une partie conséquente de la jeunesse issue des classes populaires porte sa faible maîtrise du français comme un stigmate, c’est-à-dire un attribut social visant à dévaloriser certaines catégories de population

Une partie conséquente de la jeunesse issue des classes populaires porte sa faible maîtrise du français comme un stigmate, c’est-à-dire un attribut social visant à dévaloriser certaines catégories de population qui sont censées s’écarter de la norme sociale dominante, tel que l’a décrit le sociologue américain Erving Goffman.

Chez les jeunes des classes populaires, le “shift to english” relève précisément de la gestion du stigmate. À défaut de maîtriser la norme sociale des élites, ils s’en éloignent encore plus et retournent le stigmate par leurs comportements et dans leur discours. Les plus modérés utilisent l’anglais parce qu’ils se sentent plus à leur aise dans cette langue et pour éviter les erreurs de français qui révèlent leur stigmate. Les plus radicaux en font une question d’identité et portent un discours de rupture avec l’ancienne langue coloniale. Pour ces derniers, la francophonie du Maroc n’est que la queue de comète de la période coloniale. Ils s’en détournent et s’emploient à créer une nouvelle norme dominante.

Cette transformation de l’usage de la langue questionne l’avenir des liens économiques, politiques, éducatifs et culturels entre le Maroc et la France. Au-delà du Maroc, elle interroge sur le rôle de la francophonie comme outil d’influence de la France.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Voici l’article original, signé Hicham Sebti, directeur d’Euromed Fès Business School — chercheur associé au Research Institute for European, Mediterranean, and African Studies (RIEMAS), Université Euro-Méditerranéenne de Fès-UEMF et Hafsa El Bekri, enseignante-chercheure en économie internationale, Université Euro-Méditerranéenne de Fès-UEMF