Près de seize ans après la parution de L’armée du salut, aux éditions du Seuil, Abdellah Taïa se confie sur l’écriture de cette œuvre qui a fait couler beaucoup d’encre, même à l’intérieur de sa maison d’édition.
L’enfance et la vie de Abdellah Taïa sont connues. Il suffit de lire quelques-uns de ses romans pour y retrouver des repères cruciaux : Salé, Hay Salam, la découverte de son homosexualité, la relation tourmentée avec sa mère M’barka, ses études de lettres à l’Université Mohammed V, son installation à Paris en 1998…
C’est tout un monde, profond et poignant, que Abdellah Taïa restitue de manière toujours plus intense au fil de ses écrits, dans un genre qui se situe à la frontière de la fiction et du récit de soi. En revanche, son rapport à l’écriture, et plus précisément à son premier roman, L’armée du salut, demeure moins connu.
Un Slaoui à Paris
Tout commence au Salon du livre de Bordeaux, en 1999. Un an plus tôt, le jeune écrivain débarquait à Paris et signait un recueil collectif aux côtés de Abdelhak Serhane, mais aussi Mohamed Choukri, l’écrivain qui aura le plus influencé Abdellah Taïa.
“Depuis mon arrivée en France, j’avais un rêve : être publié aux éditions du Seuil”
“Depuis mon arrivée en France, j’avais un rêve : être publié aux éditions du Seuil”, confie l’écrivain. À cette époque, la maison d’édition est réputée pour son intérêt envers de grandes plumes maghrébines : Tahar Ben Jelloun y a remporté son Goncourt pour La nuit sacrée en 1987, et les traductions françaises de Choukri figurent dans un catalogue également marqué par la présence des Algériens Mouloud Feraoun et Kateb Yacine.
À Bordeaux, la chance sourit à Abdellah Taïa, puisqu’il y est directement présenté à Louis Gardel. Lui est romancier, juré du Prix Renaudot, et surtout éditeur à la maison d’édition dont rêve le jeune romancier en devenir. “J’avais beaucoup entendu parler de lui, mais à travers ses activités de scénariste et non pas d’éditeur. Lorsque j’ai su qu’il était au Seuil, je me suis immédiatement dit: ‘C’est lui qu’il va falloir que je séduise pour réaliser mon rêve’”, s’amuse Abdellah Taïa.
Si une amitié se noue aisément entre les deux hommes, Abdellah Taïa n’a pas de roman à soumettre à Louis Gardel.
A cette époque, il écrit des textes courts à portée autobiographique. Une pratique qui remonte à ses années universitaires à Rabat : “Avec trois camarades de la fac, nous avions fondé ‘Le cercle littéraire de l’Océan’, où l’on se réunissait pour partager de courts écrits. Mes camarades n’aimaient pas ce que je faisais, parce que je parlais de Hay Salam, des rues sales, des prostituées, de ma mère qui crie… Je ne savais pas parler d’autre chose. Une forme de récit était déjà prête en moi”, se souvient-il.
“Je recopiais des passages de livres à la main, j’inventais des paragraphes dans une langue que je ne maîtrisais pas. C’était ma manière d’apprendre, et c’est ce travail qui a fait de moi un écrivain”
Pourtant, les premiers écrits de Abdellah Taïa ne sont pas d’ordre littéraire. Son arrivée à la faculté des lettres est une secousse pour le jeune homme, qui se rêve alors cinéaste et réalise que son niveau de français représente un obstacle dans la filière qu’il a choisie.
Il prend alors une décision cruciale, qui ouvrira la voie pour sa future carrière d’écrivain : “J’ai commencé à tenir une sorte de journal intime, qui n’en était pas vraiment un. C’était un ensemble de cahiers dans lesquels j’écrivais tout et n’importe quoi en langue française. Je recopiais des passages de livres à la main, j’inventais des paragraphes dans une langue que je ne maîtrisais pas. C’était ma manière d’apprendre, et c’est ce travail qui a fait de moi un écrivain”, confie-t-il.
“C’est du travail, des sacrifices, et surtout de la persévérance”
Une manière pour lui de rappeler que l’écriture n’est pas, contrairement à la croyance populaire, un don du ciel : “C’est du travail, des sacrifices, et surtout de la persévérance”. Suite à sa rencontre avec Louis Gardel, Abdellah Taïa poursuit et renforce ses projets d’écriture.
Ses deux premiers livres seront des recueils et collections de textes courts, publiés aux éditions Séguier : le premier, Mon Maroc, est publié en 2000, et le suivant, Le rouge du tarbouche, en 2005. La satisfaction de la première publication est là, mais elle ne suffit pas pour le jeune écrivain, qui ne perd pas de vue son objectif assumé : intégrer les éditions du Seuil.
La bataille du Seuil
Aux grands maux, les grands moyens. “Je préparais des tajines et des couscous et invitais régulièrement Louis Gardel à dîner. Tout ça dans le but de l’amadouer, pour qu’il publie mon roman”, sourit Abdellah Taïa, qui présente ces anecdotes comme de précieux souvenirs.
Pourtant, les délices de la gastronomie marocaine n’auront pas eu raison de Louis Gardel. En 2003, lorsque le jeune écrivain présente à l’éditeur un premier manuscrit de roman, celui-ci le refuse. “Ça s’intitulait Fugue à Fès, je m’étais inspiré d’une fugue que j’avais faite à l’âge de 17 ans”, précise-t-il.
Une fois de plus, Abdellah Taïa persévère, et se lance dans l’écriture d’un autre manuscrit, après avoir entamé une longue remise en question : “J’ai fini par comprendre en moi quelque chose de fondamental : j’ai vécu toute ma vie dans une maison remplie de onze personnes, et puis je suis brutalement passé à cette chose très étrange qu’est la solitude en Occident. Il fallait écrire sur ça: un livre miroir, qui interroge la juxtaposition de ces deux périodes clés de ma vie”, retrace-t-il.
Dans ce nouveau texte, il raconte son enfance à Salé, livre une description sans concession de Hay Salam et de tous ceux qui ont peuplé son enfance, l’admiration intense qu’il a pour son grand frère, son départ pour Genève puis Paris…
Il aura fallu sept ans de patience et de travail à Abdellah Taïa pour finalement accéder aux éditions du Seuil. Nous sommes en juin 2005, et le jeune écrivain s’envole pour un été à Salé auprès de sa famille. Avant son départ, il confie le manuscrit de L’armée du salut à Louis Gardel. “C’est bon, tu tiens ton roman”, lui dit enfin l’éditeur.
Cette phrase, Abdellah Taïa continue de la restituer, mot pour mot. Suivant la procédure courante, le manuscrit atterrit sur le bureau des collègues de Louis Gardel, tandis que Abdellah Taïa, futur primo-romancier, savoure l’euphorie de son retour auprès des siens, le temps d’un été.
“Pendant que j’étais à Salé, j’ai reçu un très long mail cinglant de la part d’un autre éditeur du Seuil, qui m’expliquait qu’il n’aimait pas mon roman, que la structure n’était pas intéressante, et qu’il faudrait plutôt que je développe la partie où je raconte ma relation avec un professeur de littérature suisse”, se remémore-t-il.
Une douche froide pour l’écrivain, qui se dirige immédiatement vers une téléboutique pour téléphoner à Louis Gardel. “Je lui ai lu le mail, et il m’a répondu texto: ‘Ne l’écoute surtout pas. On s’en fout du professeur suisse, on en a déjà entendu assez d’histoires amoureuses de blancs’. Il m’a demandé de ne pas lui répondre, et m’a assuré qu’il allait s’en charger”, poursuit-il.
A partir de là, l’été se fait très long pour Abdellah Taïa, qui attend chaque jour un retour de la part de la maison d’édition de ses rêves. Ce n’est qu’en octobre que le comité de lecture se réunit autour du manuscrit : “Là encore, chacun des deux éditeurs campait sur ses positions, et le directeur du Seuil a donc demandé l’intervention d’un troisième éditeur, qui lui s’est rangé en ma faveur”.
“J’ai compris plus tard qu’en réalité, ce que voulait le deuxième éditeur, c’était que je développe un personnage proche de la figure occidentale blanche à laquelle lui voulait s’identifier”
Après cinq longs mois d’attente, le verdict finit par tomber : le manuscrit sera publié tel quel. “J’ai compris plus tard qu’en réalité, ce que voulait le deuxième éditeur, c’était que je développe un personnage proche de la figure occidentale blanche à laquelle lui voulait s’identifier”, dit l’écrivain avec le recul qu’il possède aujourd’hui.
Cet épisode, il s’en souviendra toute sa vie. A travers ce conflit, il découvre la sévérité des grilles orientalistes imposées aux écrivains maghrébins par l’édition française : “On n’a pas à expliquer aux Occidentaux ce qu’est notre vie. C’est à eux d’entrer dans ce qu’on écrit. C’était là, tout le sens de ma bataille aux éditions du Seuil. D’un côté, un éditeur qui veut me tirer vers sa sensibilité blanche, de l’autre, un éditeur qui avait compris que la littérature ne consiste pas à donner au lecteur les clés de nos existences”.
Le vœu exaucé
Lors de la longue bataille du Seuil, sa détermination quant au choix de sa maison d’édition n’a pas vacillé une seule fois : “Je suis un Slaoui têtu ! Cela faisait sept ans que je voulais entrer aux éditions du Seuil. Je n’allais pas changer d’avis parce qu’un éditeur voulait me mettre des bâtons dans les roues”, souffle Abdellah Taïa.
En mars 2006, L’armée du salut paraît enfin dans les librairies françaises. Si, pour l’écrivain, la parution de son premier roman est un événement de taille, la presse française n’est pas emballée.
Hormis un passage sur Radio Orient et un billet dans Le Monde des Livres signé Josyane Savigneau, L’armée du salut n’a pas rencontré un grand écho à sa sortie.
Paradoxalement, trois traductions étrangères ont été commandées la même année, en espagnol, néerlandais et anglais. “Il a fallu du temps pour que ce roman rencontre son public et, en attendant, ce sont les traductions qui lui ont permis de continuer d’exister”, avoue Abdellah Taïa.
Bien que les ventes aient tardé à décoller, L’armée du salut est aujourd’hui le roman le plus célèbre de l’écrivain, d’autant qu’il a été porté à l’écran en 2014, sous la réalisation de Abdellah Taïa. Un autre rêve d’enfance qui se réalise. Avec à l’affiche Amine Ennaji dans le rôle du grand frère et Saïd Mrini dans celui du jeune Abdellah, le film parcourt les festivals de Tanger, Toronto, Venise et Angers.
Prolifique, plus déterminé que jamais malgré la discrétion de L’armée du salut à sa parution, Abdellah Taïa se précipite sans attendre vers l’écriture d’un deuxième livre, Une mélancolie arabe, qui sera publié deux ans plus tard, toujours aux éditions du Seuil.
La même année, l’idée d’un recueil épistolaire réalisé par différentes personnalités marocaines germe déjà dans sa tête, et il le soumet à la maison d’édition qui publiera Lettres à un jeune Marocain en 2011. Cet ouvrage sera aussi offert en supplément de TelQuel.
“Une fois que l’homosexualité allait être révélée par l’écriture, je devais essayer d’être à la hauteur de cette révélation. Il fallait non seulement écrire le livre, mais aussi être capable de le défendre”
Et justement, de l’autre côté de la Méditerranée, il est confronté à un ensemble de critiques, particulièrement sévères. En devenant le premier romancier marocain à parler ouvertement d’homosexualité, Abdellah Taïa savait à quoi s’attendre : “Moi, je n’ai pas peur quand je me mets à écrire. J’ai peur dans la vraie vie, des gens et de ce qu’ils pourraient faire. Ecrire sur l’homosexualité était une décision réfléchie, assumée. Une fois que l’homosexualité allait être révélée par l’écriture, je devais essayer d’être à la hauteur de cette révélation. Il fallait non seulement écrire le livre, mais aussi être capable de le défendre”, retrace-t-il.
De cette carrière mouvementée, Abdellah Taïa tire des enseignements. Loin de se rétracter, il intensifie son écriture et ses récits à chaque publication. Et tant pis pour ceux qui diront qu’il n’écrit que sur l’homosexualité : “Je n’ai pas encore fini de l’explorer”, confiait-il à TelQuel en juillet 2020.
Aujourd’hui, il est conscient que le tournant qu’a pris sa stature d’écrivain est le résultat d’un travail : “Je ne suis pas rentré aux éditions du Seuil parce qu’ils me trouvaient gentil ou qu’ils avaient pris en pitié un jeune petit marocain”.
Affranchi des diktats de l’édition française, le style de l’écrivain est lui aussi assumé : “Je n’ai pas envie d’écrire avec le français que j’ai appris pour mes dissertations et mes commentaires composés”. Il en résulte des romans intenses, où les fragments font le rythme.
Le fond, lui, se situe dans la juxtaposition de chacune de ces parcelles. Vingt-trois ans après leur première rencontre, Louis Gardel continue d’accompagner et d’éditer chacun des manuscrits de Abdellah Taïa. “Je le surnomme ‘le mécanicien des mots’. Il peut être brutal par moments, mais quand il vous parle d’un manuscrit, il en saisit immédiatement les pièces manquantes”, nous dit l’écrivain au sujet de son éditeur, à qui il porte une réelle affection.
Abdellah Taïa, dont le dernier roman, Vivre à ta lumière, est paru en janvier 2022 au Seuil, compte bien continuer son chemin auprès de la maison d’édition dont il est devenu l’une des plus célèbres plumes. “J’ai réussi mon pari : entrer aux éditions du Seuil, sans changer ma peau de Slaoui issu de Hay Salam. Maintenant que j’y suis, je ne compte pas en sortir”, conclut-il.