Les cartels économiques bafouent les règles de l’économie de marché et portent préjudice aux consommateurs. Outre leur déloyauté et leur outrage aux principes de la libre entreprise, les cartels figent l’économie et détruisent de la valeur pour la communauté nationale.
Les cartels prospèrent généralement dans les secteurs oligopolistiques où un nombre réduit d’opérateurs peuvent dicter leurs règles
Condamnés partout dans le monde et sévèrement sanctionnés par la loi, les cartels sont des pratiques anticoncurrentielles de concertation entre deux ou plusieurs entreprises concurrentes visant à générer une hausse de prix (cartel offensif), à empêcher leur diminution (cartel défensif) ou à se répartir indûment des marchés ou des clients.
Les cartels prospèrent généralement dans les secteurs oligopolistiques où un nombre réduit d’opérateurs peuvent dicter leurs règles.
Un florilège de pratiques anticoncurrentielles
Les cartels peuvent se manifester sous plusieurs formes. Le partage d’informations sensibles entre concurrents, notamment sur leurs coûts et leur politique tarifaire, en est une. Les ententes de prix à travers la diffusion d’une liste de prix minimum par l’un des opérateurs, suivie d’un accord des concurrents pour s’aligner sur ces prix, une entente sur les taux de remise à accorder aux distributeurs ou la diffusion de grilles tarifaires normatives avec des pratiques de surveillance visant à en assurer le respect, est une autre forme de cartel.
Chercher à répartir et/ou geler les parts de marché des différents acteurs en refusant de livrer des clients potentiels en cas de dépassement de quota imposé par un cartel ou en s’interdisant de développer les ventes dans une zone géographique qui ne serait pas ouverte par le cartel, sont des pratiques contraires au droit de la concurrence.
En matière d’appel d’offres (cas de la commande publique), la répartition illicite du marché est possible à travers la pratique d’offres de couverture, volontairement plus élevées que celle du concurrent auquel a été attribué le marché, ou à travers la décision concertée de ne pas présenter d’offre ou de retirer une offre. La complicité de celui qui lance l’appel d’offres est parfois avérée.
La restriction de l’offre par une limitation volontaire de production de biens ou services en vue d’exercer une pression sur les prix, et la défense du marché visant à sanctuariser le positionnement existant des opérateurs et à empêcher l’arrivée de nouveaux entrants, sont d’autres formes de cartels.
Les hydrocarbures, un dossier symptomatique
Les hydrocarbures constituent l’exemple le plus frappant des cartels économiques. Les dégâts occasionnés à l’économie nationale sont incommensurables. Outre la détérioration du pouvoir d’achat des citoyens, la fragilisation de la compétitivité coût des TPME et l’accumulation de profits illégitimes dépassant les 38 milliards de dirhams, ce dossier représente un parfait exercice d’application en matière de lutte contre les cartels (ou d’impunité des cartels ?).
Pas moins de cinq chefs d’accusation ont été notifiés par le Conseil de la concurrence aux opérateurs du secteur :
• Décision d’association d’entreprises et de pratiques concertées entre certains membres du groupement professionnel ;
• Collecte, échange et diffusion d’informations sensibles ;
• Accords d’approvisionnement en commun restrictifs à la concurrence, conjugués à des pratiques concertées entre des distributeurs associés dans une compagnie d’entreposage ;
• Accord de coopération horizontale restrictif à la concurrence, couplé à des pratiques concertées entre certains distributeurs ;
• Fixation indirecte des prix de revente au public du gasoil et du super dans les stations-service.
En dépit de la gravité de ces soupçons et malgré la poursuite de l’accumulation de profits illégitimes au grand dam des Marocains, le nouveau cadre juridique du Conseil de la concurrence, tel que recommandé par la commission ad hoc instituée sur décision royale, n’est toujours pas adopté, ni même connu du grand public, et aucune sanction n’est prononcée pour l’heure.
L’hyperpuissance du secteur bancaire
Portant plus de 1600 milliards de dirhams de total bilan, soit 1,5 fois le PIB national, et près de 1000 milliards de dirhams de crédits par décaissements, le système bancaire règne sur l’économie marocaine comme Jupiter régnait sur la terre et le ciel dans la mythologie romaine.
Le système bancaire règne sur l’économie marocaine comme Jupiter régnait sur la terre et le ciel
Exposé au risque de pratiques anticoncurrentielles du fait d’une structuration oligopolistique, le secteur bancaire (24 banques) est dominé par les trois premiers établissements qui contrôlent à eux seuls près de 64 % du marché (près de 50 % pour les deux premiers).
Une situation confortable pour ces leaders qui donnent le la aux réunions du conseil du Groupement professionnel des banques marocaines (GPBM), dont la présidence est restée inchangée depuis 1995, année de la privatisation de la BMCE au profit du groupe Othman Benjelloun. Une hégémonie qui n’a pas manqué de causer un malaise auprès des autres membres de ce conseil, dont certains (essentiellement les filiales de banques étrangères) auraient songé un temps à se retirer de ce groupement avant de se rétracter pour ne pas indisposer l’autorité de tutelle.
La configuration oligopolistique du secteur a permis aux banques de sanctuariser leur marge globale d’intermédiation autour de 3 % (2,91 % en 2020 contre 3,18 % en 2008), alors que sur la même période, le taux directeur de la Banque centrale était réduit de 200 pbs (points de base), passant de 3,50 % en juin 2008 à 1,50 % en juin 2020.
Une stabilité concurrentielle des plus surprenantes qui a conduit le Nouveau modèle de développement (NMD), d’une part, à regretter que le secteur bancaire se soit érigé “en créancier principal de l’État pour le financement de la dette intérieure”, qu’il fasse preuve d’un “faible engouement pour le risque” et qu’il “relègue au second rang le financement du secteur privé, notamment les TPME” et, d’autre part, à proposer une réforme du système bancaire à travers “l’encouragement d’une concurrence accrue sur le marché bancaire, avec l’entrée de nouveaux acteurs aussi bien dans les activités financières traditionnelles que les activités plus innovantes, notamment en lien avec la Fintech”.
De nombreux secteurs exposés au risque de cartellisation
D’autres secteurs à caractère oligopolistique ou au fonctionnement opaque doivent faire l’objet d’une attention particulière de la part du Conseil de la concurrence. Des enquêtes devraient être déclenchées à l’initiative du conseil sur la base d’indices comme des prix ou des marges anormalement élevés ou des parts de marché stabilisées durablement ou sanctuarisées.
L’assurance, les télécoms, l’énergie, les cimenteries, mais aussi les transports, les carrières, les cliniques et l’enseignement font partie de ces secteurs sensibles.
La charge de la preuve
Les pratiques de cartel étant illégales, elles sont tenues secrètes et ne font l’objet d’aucun accord écrit. La question de la preuve de leur existence, de leur durée et de leur portée est donc déterminante. Pour apporter cette preuve, la jurisprudence internationale considère qu’il est nécessaire de disposer d’un “faisceau d’indices” démontrant l’existence de la collusion entre les membres du cartel.
La preuve peut être apportée par tous moyens. Les preuves sont le plus souvent documentaires directes (tableaux de prix, notes manuscrites, comptes rendus de réunions, agendas), mais à défaut, elles peuvent être comportementales, indirectes. Lorsqu’elles sont régulièrement saisies, ces pièces sont opposables à l’entreprise qui en est à l’origine et aux entreprises qui y sont mentionnées.
Quant aux preuves indirectes, le droit européen considère que la seule participation, même passive, d’une entreprise à une réunion collusoire suffit à établir sa participation à l’entente illicite.
L’exemplarité de la sanction
Trois niveaux de sanction des cartels sont possibles. Les autorités de la concurrence infligent des amendes aux entreprises contrevenantes en tant que personnes morales. Le 2e niveau correspond à la justice civile qui permet à tout consommateur ou entreprise victime d’un cartel de demander réparation du préjudice subi. Ce type de sanction est très développé aux États-Unis, assez peu en Europe et inexistant au Maroc.
La politique de lutte contre les cartels relève avant tout de la responsabilité de l’État, qui est appelé à déconstruire l’économie de la rente et libérer les énergies des entrepreneurs
Le 3e niveau de sanction est fortement appliqué aux États-Unis, où les lois antitrust considèrent qu’un cartel est un complot contre le marché et, de ce fait, constitue l’infraction la plus grave en matière de concurrence. Des sanctions pénales pouvant aller jusqu’à 10 ans d’emprisonnement sont prononcées contre les personnes physiques.
Au Maroc, l’article 67 de la loi sur la liberté des prix et de la concurrence prévoit des sanctions pénales moins lourdes : 2 mois à 2 ans d’emprisonnement et/ou 10.000 à 500.000 dirhams d’amende en cas de pratiques anticoncurrentielles (telles que définies aux articles 6 et 7 de la loi).
L’opérationnalisation du Conseil de la concurrence
La lutte contre les cartels doit être au cœur de l’action du Conseil de la concurrence, dont il est urgent de restaurer le cadre institutionnel et de rénover l’instance délibérative. Mais cette action demeurera insuffisante, car la politique de lutte contre les cartels relève avant tout de la responsabilité de l’État, qui est appelé à déconstruire l’économie de la rente et libérer les énergies des entrepreneurs, comme le tonne avec force le NMD.