TelQuel : Contre toute attente puisqu’il s’agit d’un essai, vous ne cherchez pas, dans Youssouf/Joseph, la réconciliation, à analyser les textes sacrés mais plutôt à les raconter. Pourtant, vous êtes chercheur. Pourquoi avoir fait le choix du récit ?
Fouad Laroui : Pour une raison simple : Joseph/Youssouf s’adresse surtout à des adolescents ou à de jeunes adultes. Je n’ai pas voulu les assommer avec des analyses pontifiantes ou des listes interminables de références érudites. J’ai préféré leur re-raconter une histoire à la fois biblique et coranique mais avec un parti pris personnel, ce qui me permet de mettre mon nom sur la couverture sans craindre que Dieu ne me réclame des droits d’auteur.
Au-delà des valeurs qu’elle prône, à savoir le courage, la patience, le pardon, la bienveillance… Qu’y a-t-il de si universel dans l’histoire de Youssouf ?
Eh bien, d’abord, il y a tout ce que vous venez d’énumérer. Ce n’est pas rien, quand même ! Si ces valeurs ne sont pas universelles, alors il n’y a pas d’espèce humaine. C’est exactement ce que je veux montrer dans ce petit livre : si telle ou telle religion s’approprie Joseph, c’est un abus. En fait, il nous appartient à tous.
“Je questionne l’idée que des valeurs essentielles de l’humanité soient ‘données’, ‘indiquées’ par des religions particulières”
Plus profondément, je questionne l’idée que des valeurs essentielles de l’humanité soient “données”, “indiquées” par des religions particulières. Il y a une religion “naturelle” dont procèdent toutes les autres — on pense au mot fitra, qu’on trouve dans le Coran et qui désigne ce qu’il y a de naturel dans les religions avant qu’elles ne se perdent dans des considérations oiseuses et niaises sur la longueur des barbes ou celle des jupes.
Comme celle de Youssouf, la vie de tous les humains se résumerait-elle à une succession d’événements dont on ne saurait jamais dire s’il s’agit “d’une bonne ou d’une mauvaise chose” ?
C’est exact. Cette idée, qu’on trouve dans une parabole chinoise que je restitue dans mon livre, se trouve aussi en filigrane dans l’histoire du compagnon de Moïse dans le Coran — celui que la vulgate nomme Khidr — dans la Théodicée de Leibniz, dans le Candide de Voltaire — mais c’est une parodie de Leibniz —, etc.
“La sourate 12 est la plus humaine de toutes parce qu’elle montre toutes les contradictions de l’être humain”
Je ne sais pas si ceux qui ont appris par cœur la sourate 12 du Coran ou qui lisent l’histoire de Joseph dans la Bible en prennent conscience. C’est une vue assez profane de la vie, dans laquelle la Providence ressemble à une particule quantique : est-elle onde, est-elle particule ? On ne sait. Mais de là peut être déduite une morale plutôt laïque : il n’y a pas de chemin, il faut cheminer, et suspendre le jugement.
«Joseph-Youssouf ou La réconciliation»
125 DH
Ou
Si Youssouf est présenté comme l’incarnation de valeurs et qualités humanistes, ses enseignements laissent peu de place aux sentiments humains que l’on ne saurait classer entre le bon et le mauvais…
Youssouf est à part : il est foncièrement bon. Mais ses frères, en revanche, ou bien la femme de Putiphar, ou Pharaon, sont des figures ambiguës. Ils montrent tour à tour des visages avenants ou mesquins, hypocrites ou vulnérables… C’est en cela que la sourate 12 est la plus humaine de toutes parce qu’elle montre toutes les contradictions de l’être humain.
En termes de méthodologie, avez-vous étudié la Bible et le Coran comme s’il s’agissait d’un corpus littéraire ?
Dites donc, votre question est dangereuse. Savez-vous que le chercheur Nasr Abou Zeid, un musulman pieux pourtant, avait dû quitter l’Égypte, avec femme et bagages, parce qu’il avait osé traiter le Coran comme un texte auquel on pouvait appliquer les méthodes d’analyse littéraire ?
En fait, je ne me suis posé aucun a priori méthodologique. J’ai lu soigneusement la Bible puis la sourate 12 plusieurs fois — en arabe et en français — et puis je me suis mis au travail comme un paysan du Danube, sans chercher le pourquoi du comment méthodologique.
Peut-on faire des rapprochements entre la parabole religieuse et le conte philosophique ?
Certainement. Dans les deux cas, il s’agit de faire passer une idée abstraite à travers des illustrations concrètes. Voltaire, l’inventeur du conte philosophique, ne fut pas pour rien l’élève des jésuites dans ce qui était alors le Collège Louis-le-Grand.
Vous appelez souvent le lecteur à faire usage de son imagination pour remplir les blancs et interrogations que laissent le Coran ou la Bible. Est-ce une façon de dire qu’une partie de la tradition qui nous est parvenue peut aussi bien être le fruit des interprétations que d’autres ont faites avant nous ?
Bien vu. C’est exactement ce que j’ai voulu suggérer. Un simple exemple, élémentaire : les musulmans nomment Zoulaikha la femme de Putiphar. Or ce nom n’apparaît nulle part dans le texte sacré. Je donne des dizaines de détails de ce genre dans mon livre.
“Ce que nous croyons ‘authentique’ aujourd’hui a en fait été froidement ajouté par des commentateurs — de quel droit ? – au cours des siècles”
Conclusion : ce que nous croyons “authentique” aujourd’hui a en fait été froidement ajouté par des commentateurs — de quel droit ? – au cours des siècles. Pourquoi sanctifier ce que ces gens ont ajouté ? Qu’ont-ils que nous n’avons pas ? C’est pourquoi j’invite le lecteur à entrer dans l’histoire et à y ajouter ce qu’il veut. A contrario, preuve est faite qu’il ne faut pas sacraliser bêtement chaque point et chaque virgule…
Qui n’existaient pas dans le texte original…
Exact, il n’y avait même pas de points diacritiques. Bref, ce que je veux dire, c’est qu’il y a tellement de lacunes et d’interstices dans les textes sacrés que le mieux que nous puissions faire est en recueillir la substantifique moelle.
À la limite, il n’y aurait à retenir que le “hou… hou…” des soufis ou même, en allant “plus oultre” comme dirait Charles Quint : choisir le silence. Ce qui arrangerait d’ailleurs les voisins, vu la très mauvaise isolation acoustique des murs dans notre beau pays — on se demande à quoi sert l’Agence urbaine.
Des réflexions laïques sont palpables dans cet essai. Finalement, vous semblez parvenir à raconter la religion, tout en vous en éloignant…
Décidément, vous voulez me faire vivre dangereusement… Je vous répondrai par le mot bien connu de Louis Pasteur — dont je suis en train d’organiser la célébration du bicentenaire de la naissance dans une université marocaine, en 2022… mais je m’égare. Pasteur, donc, disait : “Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup y ramène”, sauf que, dans l’esprit de Pasteur (enfin, c’est comme ça que je l’interprète), il ne s’agit plus du même Dieu.
«Joseph-Youssouf ou La réconciliation»
125 DH
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Même chose pour la religion : un peu de science en éloigne, beaucoup y ramène, mais c’est alors la religion naturelle, celle qui peut faire l’objet d’un consensus de tous les habitants de la planète, de tous les humains. Ainsi, on sortirait des religions conçues comme du “narcissisme des petites différences”, comme dirait Freud, ce narcissisme qui peut devenir dangereux, qui peut conduire à désirer la mort de l’autre, non pas parce que c’est une conscience en face de la vôtre (ça, c’est normal), mais parce qu’il prie différemment.
Le titre de votre essai mentionne la “réconciliation” : qui faut-il réconcilier ? Les croyants et non croyants, ou les croyants appartenant à différentes religions ?
Tous. Tout le monde. En faisant de Joseph/Youssouf une figure centrale de la religion, on la ramène à l’humain. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, la religion, en son cœur naturel et humain, peut faire l’objet d’un consensus de tous, bouddhistes, juifs, chrétiens, sabéens (si, si, il y en a encore), musulmans, baha’is, adeptes du Vieux de la Montagne, etc. Et au-delà entre croyants et non croyants. Même un athée peut voir en Joseph/Youssouf un frère.
Votre dernier roman date de 2017, vos trois dernières publications sont des essais… Pourquoi cet éloignement de la fiction ?
Vous savez, quand on écrit des romans ou des nouvelles, on peut avoir un succès d’estime, on peut se faire des amis parmi les lecteurs, connus ou inconnus, mais curieusement, on ne vous prend pas vraiment au sérieux.
Je me souviens d’un débat sur la science et les religions, à la télévision française, pendant lequel on m’avait parqué dans un coin du studio, sans jamais me donner la parole, alors que j’en savais au moins autant que tous les intervenants. À la fin, on m’a donné cinq minutes pour parler de mon dernier roman — et encore, j’ai dû partager ces cinq minutes avec un jeune rappeur sénégalais, par ailleurs fort sympathique.
Ce jour-là, j’ai compris qu’on me prenait pour un auteur de petits Mickeys et j’ai décidé d’écrire des essais pour faire passer mes idées, qui valent ce qu’elles valent, mais qui ont au moins l’avantage de contribuer au débat public. Un débat que j’espère serein et constructif.