Fouad Laroui : “En sciences ou en philo, on ne peut faire l’impasse sur les Arabes”

Le romancier et chroniqueur Fouad Laroui signe un essai intitulé ‘Plaidoyer pour les Arabes’, paru aux éditions Mialet-Barrault. Il est dédié à l’apport du monde arabo-musulman à l’évolution de l’histoire de l’humanité. Une reconnaissance longuement due ?

Par

Fouad Laroui
DR

Parmi les raisons qui vous ont poussé à écrire cet essai, vous évoquez la perception des Arabes en Occident. Est-ce un livre destiné à un lectorat occidental ?

À vrai dire, je ne sais pas. Je me suis adressé à un lecteur universel, comme le font la plupart des auteurs, et ensuite les circonstances dictent ce qu’il advient de cette belle intention.

Parfois, on est lu par des gens à qui on ne s’était pas adressé… Mais bon, disons que ce sont plutôt les Occidentaux qui, dans une très large mesure, ne savent rien de la part considérable qu’ont prise les “Arabes” — en fait des Arabes, des Perses, des Turcs, des Amazighs, des Kurdes… — dans la constitution du savoir humain.

C’est donc, objectivement, à un lectorat occidental que s’adresse ce livre, pour l’instruire. Cela dit, combien de Marocains, combien d’Arabes savent précisément en quoi Ibn Al Haytham a anticipé Newton, en quoi Ibn Rochd a préfiguré Galilée (dans sa conception de la science) ? Combien soupçonnent à quel point Ibn Tofaïl a influencé l’Europe  ?

Une chose est d’avoir des rues qui portent les noms de ces génies, une autre est de savoir ce qu’ils ont vraiment dit. En ce sens, ce livre est destiné à tout “honnête homme” — qui peut être une femme, bien sûr — qui voudrait en savoir plus sur cette question.

«Plaidoyer pour les arabes»

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Se mettre dans une position où l’on justifie de nouveau la légitimité des Arabes, n’est-ce pas à s’enliser dans une position d’infériorité, où il faudrait encore faire ses preuves pour être reconnu ?

“Il s’agit de combler une lacune objective, si j’ose dire, et non de quémander”

Fouad Laroui

Pas vraiment. Il ne s’agit pas d’être reconnus dans ce qu’ils sont aujourd’hui, il s’agit simplement d’intégrer dans le récit universel la part considérable qu’ils ont pu jouer à un certain moment.

Il s’agit de combler une lacune objective, si j’ose dire, et non de quémander, la chéchia à la main, un regard ou un signe de l’Occident. Pas du tout.

Quelle place occupe l’arabité dans un pays comme le nôtre ?

Je vous renvoie à l’excellent livre récemment publié par l’anthropologue Hassan Rachik sous le titre Éloge des identités molles. Il définit l’identité molle (soft) comme étant cumulative, plurielle, ouverte sur l’Autre…

Il l’oppose à l’identité dure, quand le Nous est réduit à l’Un, la portée est totalitaire et le rejet de l’Autre total.

“L’arabité est une composante essentielle, mais pas exclusive, de notre identité”

Fouad Laroui

Il est donc évident qu’avant de répondre à votre question, chacun doit faire un choix entre les deux types d’identité.

Mon choix est celui d’une identité soft. Dans ce cas, les problèmes disparaissent, ou au moins s’atténuent.

L’arabité est une composante essentielle, mais pas exclusive, de notre identité : par la langue officielle du pays, par tout ce qui dans la culture s’exprime en arabe, par le fait que la langue qui permet à tous les Marocains de se comprendre, la darija, est largement basée sur l’arabe littéral, etc.

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Vous parlez de “révolution culturelle”. C’est ce que susciterait, selon vous, une intégration des Arabes à l’histoire universelle ?

“Le choc des civilisations s’atténuerait si les noms d’Al Kindi ou d’Al Baïrouni devenaient aussi familiers que ceux de Descartes ou de Newton”

Fouad Laroui

Oui, je le crois. N’oublions pas que l’arrière-plan de beaucoup de tragédies actuelles est formé par ce détestable “choc des civilisations” qui a d’ailleurs des adeptes dans les deux camps.

Ce choc, en grande partie imaginaire, s’atténuerait sans doute si les noms d’Al Kindi ou d’Al Baïrouni devenaient aussi familiers aux Occidentaux que ceux de Descartes ou de Newton.

Quelle analyse faites-vous de la marginalisation, voire de l’effacement, des savants arabes de l’histoire des sciences humaines et physiques ?

C’est un phénomène relativement récent. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’Europe — du moins les savants et les érudits — savait ce qu’elle devait aux Arabes. On trouve quantité de témoignages d’admiration envers eux ; j’en cite beaucoup dans mon livre.

Fouad Laroui, Plaidoyer pour les Arabes
Plaidoyer pour les Arabes, Vers un récit universel, de Fouad Laroui, éd. Mialet Barrault, 304 p.

C’est au XIXe siècle que l’image se trouble, s’obscurcit. Pourquoi ? Edward Said l’a bien montré dans son Orientalisme (1978), et Abdallah Laroui l’avait fait avant lui, comme Said le reconnaît dans une note de son ouvrage.

On connaît sa thèse : le projet colonial n’avait de sens que si les peuples à coloniser étaient “inférieurs”. On a donc construit des Arabes irrationnels, fatalistes, veules, sans passé prestigieux, incapables de “perfectibilité” au sens de Rousseau, etc.

Par contraste, l’Europe se posait comme le seul endroit où, depuis les Grecs, on avait pensé et pratiqué les sciences et la philosophie. Exit donc les Arabes du récit universel. Ils sont toujours dans ces limbes aujourd’hui.

Si les Arabes ont fait preuve de prouesses scientifiques et philosophiques, cela s’est suivi d’une stagnation… À quel moment cela s’est-il produit ?

C’est curieux, on entend parfois des gens dire que c’est un mystère, qu’on ne sait pas, qu’on ne peut pas répondre à cette question… C’est faux.

“En 1236, Cordoue est conquise par les Espagnols dans le cadre de la Reconquista. En 1248, Bagdad est conquise et détruite par les Mongols”

Fouad Laroui

On peut répondre précisément à cette question, à l’année près. En 1236, Cordoue est conquise par les Espagnols dans le cadre de la Reconquista. En 1248, Bagdad est conquise et détruite par les Mongols. Les lumières de la science dite “arabe” s’éteignent simultanément, à l’ouest en Al Andalus et à l’est.

Par la suite, les Arabes — sauf les Marocains — vivront sous le joug des Turcs et seront expulsés d’Espagne. Bref, ces deux dates indiquent le moment où ils sortent de l’histoire.

Qu’ont fait les Espagnols et les Turcs de leur héritage ? Je préfère ne pas répondre pour ne pas provoquer un autre incident diplomatique, mais la réponse se trouve dans mon livre. Je n’ai d’ailleurs rien inventé, je cite les plus éminents spécialistes.

Peut-on imaginer, dans un futur relativement proche, un siècle des Lumières du monde arabo-musulman ?

En fait, il n’est plus possible qu’une région du monde connaisse son siècle des Lumières indépendamment du reste. Tout est trop imbriqué aujourd’hui. Et de toute façon, le monde arabo-musulman ne forme pas un tout homogène.

Ce qui se passe en Indonésie influe certainement moins le Maroc que ce qui se passe en Europe. Bref, tout ce qu’on peut espérer, c’est que chaque pays trouve son propre chemin vers le développement, l’acquisition de la science, l’élévation du niveau général d’éducation, la forme de démocratie qui lui convient.

Occupons-nous du Maroc, c’est déjà une sacrée tâche.

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On reproche à l’Occident la méconnaissance des apports des grands philosophes arabes. Pour autant, ils ne sont pas non plus enseignés dans nos établissements publics. Pourquoi ?

Je ne sais pas vraiment, mais je peux avancer une hypothèse : si réellement on étudiait le roman philosophique d’Ibn Tofaïl, on pourrait en conclure que les intelligences d’élite n’ont pas besoin de révélation.

“il y a chez nous des dizaines d’établissements qui portent le nom d’Ibn Rochd ou celui d’Ibn Tofaïl mais où jamais on n’évoque ce qu’ils ont vraiment dit…”

Fouad Laroui

Si on étudiait dans le détail le Traité décisif d’Ibn Rochd, on pourrait en inférer qu’il faut en toute circonstance placer la raison au-dessus du texte révélé.

Chez d’autres philosophes arabes, on trouve en filigrane l’idée qu’il y a un droit naturel des gens qui est supérieur à la Charia.

Bref, ceux qui élaborent les programmes d’enseignement ont peut-être peur d’introduire des idées aussi dangereuses.

C’est ainsi qu’il y a chez nous des dizaines d’établissements qui portent le nom d’Ibn Rochd ou celui d’Ibn Tofaïl mais où jamais on n’évoque ce qu’ils ont vraiment dit…

Y a-t-il une corrélation entre le déclin du monde arabe et les entreprises coloniales et impérialistes occidentales du XIXe siècle ?

C’est comme l’œuf et la poule, on peut se demander ce qui était là avant, le déclin ou la conquête coloniale.

Mais comme je l’ai dit tout à l’heure, la construction “orientaliste” d’un Orient qui ne demande qu’à être conquis et dominé a certainement précédé, ou au moins accompagné, le colonialisme et l’impérialisme.

Cela dit, comme je l’ai dit plus haut, le monde arabe n’était plus au XIXe siècle que l’ombre de ce qu’il avait été des siècles plus tôt.

Bagdad attaquée par les Mongols
Bagdad attaquée par les Mongols.Crédit: DR

Les différentes dynamiques néocoloniales entretiennent-elles la méconnaissance des apports arabo-musulmans ?

Là, j’ai un problème parce que je ne sais pas vraiment ce qu’on entend par néocolonialisme. Je veux dire que c’est un concept assez flou, finalement.

Mais si on entend par là des formes de domination et d’exploitation qui reproduisent par d’autres moyens, plus subtils, la domination et l’exploitation du colonialisme direct, pur et dur, des siècles passés, alors oui, peut-être, la réponse à votre question est oui.

“Cette méconnaissance des Arabes n’est pas le résultat d’un complot”

Fouad Laroui

Mais je ne crois pas qu’il s’agisse d’un processus conscient, d’un complot. Je ne crois pas qu’il y ait quelque part, à Paris, Londres ou Washington, un cabinet noir qui lancerait des directives du genre “Surtout, ne parlez pas d’Ibn Khaldoun !”.

Cette méconnaissance des Arabes n’est pas le résultat d’un complot. Elle est là parce qu’elle est là. C’est comme la calotte glaciaire qui recouvre le Groenland. Elle est là parce qu’elle est là. Elle pourrait bien disparaître un jour.

N’est-ce pas réducteur de limiter ce que vous appelez “l’auto-détestation” des Arabes à une forme de racisme intériorisé ?

L’observatoire de Taqi al-Din, construit en 1577.
L’observatoire de Taqi al-Din, construit en 1577.Crédit: DR

Peut-être, mais vous y voyez une autre explication ? Quand j’entends une jeune Française dont le père et la mère sont arabes clamer : “Je n’épouserai jamais un Arabe !”, si ce n’est pas du racisme intériorisé, alors qu’est-ce que c’est?

Vous mentionnez le non-respect des accords de Hussein-McMahon, la déclaration Balfour… La posture victimaire du monde arabe a-t-elle contribué à la construction d’un rideau de fer entre l’Orient et l’Occident ?

Je ne suis pas d’accord avec votre expression “posture victimaire”. Il ne s’agit pas d’une illusion mais d’un fait: le XXe siècle a été pour les Arabes une longue suite de trahisons, de promesses non tenues, de coups bas…

Et ce sont ces faits qui ont provoqué une profonde méfiance des Arabes contemporains envers l’Occident. Comme disait je ne sais plus qui : “Ce n’est pas parce que je suis parano que je ne suis pas réellement persécuté”.

En 2021, que signifie l’expression “fier d’être arabe” ?

Ça dépend de ce qu’on entend par là. On peut détester le chauvinisme et le nationalisme étroit mais préférer, en fin de compte, une certaine forme de fierté, qui n’exclut personne, à cette auto-détestation dont nous parlions tout à l’heure.

“On peut détester le chauvinisme et le nationalisme étroit mais préférer, en fin de compte, une certaine forme de fierté, qui n’exclut personne, à l’auto-détestation”

Fouad Laroui

Si on en revient à mon livre, il ne s’agit pas vraiment de ça. Ce n’est pas une question de fierté mais simplement de vérité : si on veut raconter l’histoire universelle des sciences ou de la philosophie, on ne peut faire l’impasse sur les Arabes.

Pourquoi le rappeler maintenant ? Parce qu’il y a là une possibilité de réduire la fracture entre eux et l’Occident dans une reconnaissance mutuelle : toutes les cultures ont participé ou participent au progrès humain, pour le meilleur ou pour le pire.

«Plaidoyer pour les arabes»

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