20 ans de TelQuel : la parenthèse enchantée de Driss Ksikes

Driss Ksikes Par Driss Ksikes

Driss Ksikes est dramaturge, écrivain, directeur d’Economia-HEM... et ancien rédacteur en chef de TelQuel (2001 - 2006).

Quand je reconstitue le fil d’Ariane qui me relie à TelQuel, je garde avant tout l’image d’une parenthèse enchantée…

Driss Ksikes
Driss Ksikes est écrivain et dramaturge.Crédit: TNIOUNI

La première fois qu’Ahmed Benchemsi, alors en préparation du lancement de SON entreprise de presse, m’a contacté, il m’a accolé le titre de “journaliste intellectuel”, comme la raison première qui l’a poussé à me solliciter.

L’équipe rédactionnelle, éclectique, plurielle, joviale et studieuse, à la fois, s’est très vite transformée en communauté choisie. Je garde un souvenir ému de nos éditoriaux tournants, de nos débats enflammés autour d’une question sociale à approfondir par l’enquête, d’un tabou politique à faire tomber avec doigté, ou de choix cornéliens entre l’actualité immédiate à considérer et des sujets traversiers à décortiquer.

“Les actionnaires qui avaient embarqué pensant qu’un tel newsmag serait (juste) une opportunité économique ou une manière d’être à la page sous la nouvelle ère Mohammed VI, ont vite déchanté ”

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Très vite, nos audaces, pourtant mesurées, ont clivé les quinze actionnaires du départ. Aussi, tous ceux qui avaient embarqué pensant qu’un tel newsmag serait (juste) une opportunité économique ou une manière d’être à la page sous la nouvelle ère Mohammed VI, ont vite déchanté et quitté le navire.

Les huit restants, par conviction et par attachement à la ligne éditoriale résolument libérale, ont dès lors fonctionné comme un bouclier, préservant la liberté de ton adoptée par la rédaction. Nous vivions à l’époque (2002 – 2003) un premier tournant, technocratique, sécuritaire, post-alternance, de presse privée de plus en plus autonome et déjà chahutée. Mais nous étions portés par l’élan d’une mutation possible, souhaitée.

Nous prenions alors du plaisir, à coup de bouclages tardifs, à bichonner nos numéros hebdomadaires, à en faire des tentatives d’analyse et d’exposition de réalités criantes ou de phénomènes latents, jusque-là rendus invisibles ou restés innommés.

L’hebdomadaire fut alors et pendant un bon bout de temps, non seulement le reflet d’une société en mouvement, mais aussi une caisse de résonnance d’idées en gestation et de revendications légitimes provenant de la société civile, de dynamiques culturelles et artistiques, et d’autres foyers innovants à la marge.

Quand je reconstitue le fil des cinq années passées comme rédacteur en chef, trois anecdotes remontent à la surface. Elles me semblent révélatrices de la subjectivité de cette époque charnière et de réflexes ancrés au sein de la société.

La première concerne le statut de l’information aux yeux d’une partie de l’élite marocaine. Nous venions à l’époque de publier un reportage inédit sur Lagouira et révélions sa position géographique réelle, à quelques kilomètres au sud de la frontière avec la Mauritanie. J’ai alors rencontré inopinément un militant et responsable politique (supposé de gauche) qui me dit : “Ceci fait partie des vérités qui doivent rester entre nous (à ne pas divulguer)”. Je lui ai alors rétorqué : “Notre boulot consiste justement à ce qu’elles soient connues du plus grand nombre”.

“Avec le temps, les archaïsmes mais aussi les résistances n’étaient plus résiduelles mais organisées, instituées et parfois intimidantes”

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La seconde anecdote concerne le statut des archives. Ainsi, à la faveur de l’épisode de l’îlot Leila avec l’Espagne, j’ai par réflexe appelé le ministère des Affaires étrangères de l’époque pour accéder aux archives gouvernementales sur les frontières. Et quelle fut ma surprise d’apprendre que l’ancien directeur, parti à la retraite, avait emporté chez lui les archives concernant les affaires frontalières. Il considérait que le roi défunt lui avait confié à lui – non à une quelconque institution – ce dossier épineux et qu’il devait du coup en être dépositaire. Il a fallu alors aller pêcher des données cruciales de sa bibliothèque personnelle.

Avec le temps, les archaïsmes mais aussi les résistances n’étaient plus résiduelles mais organisées, instituées et parfois intimidantes. Quand j’ai décidé en 2007 de me consacrer à l’écriture, à la recherche, et de quitter le navire médiatique “pour ne pas devoir m’autocensurer”, je me suis attelé entre autres à observer ce même monde par la lorgnette de l’étude et l’analyse.

Au gré d’une rencontre académique, un des membres de l’élite éclairée, lecteur assidu de TelQuel m’a confié ceci : “Vous étiez jeunes et téméraires. Vous pensiez pouvoir faire bouger le mammouth”. Il a résumé, alors, à mes yeux, tout le décalage qui persiste (encore) entre le désir d’un changement possible qui rend le journalisme nécessaire, et la posture d’une élite conformiste qui le juge incident face à la magnanimité de l’ordre (et des déséquilibres) établi(s).

Les cinq premières années de ce magazine – qui perdure autrement en se renouvelant – ont constitué pour moi une parenthèse qui chantait des lendemains prometteurs. Mais, comme nous l’apprend Victor Hugo, l’avenir est comme un fantôme qui nous hante, nous promet beaucoup, mais ne nous donne rien, car seul le présent compte. Encore faut-il que les journalistes puissent encore aujourd’hui l’éclairer tel qu’il est.