Nous les croisons tous les jours, guettant le passage du feu au rouge, profitant de l’arrêt des automobilistes pour récolter quelques dirhams. Eux, ce sont les enfants de la rue, “would zen9a” comme on dit dans le jargon. Et souvent, comme cela brise le cœur de voir ces enfants traîner dans la rue, nous leur cédons quelques sous.
Cependant, derrière ce geste de compassion se cache une réalité infernale. Ce que nous ne voyons pas, c’est le caïd qui surveille l’enfant de loin pour lui soutirer tous les bénéfices de cette aumône. On parle ici d’exploitation d’enfants pour générer des revenus, de locations d’enfants à la journée, dont la tarification est fixe : 150 dirhams par jour.
C’est pour tenter d’enrayer le phénomène de l’exploitation des mineurs pour la mendicité, qui gangrène le royaume depuis de nombreuses années, que l’association Jood qui milite pour la dignité des sans-abri a lancé, depuis le 10 mars, une campagne de sensibilisation en partenariat avec Signature Production.
Au cœur de cette campagne se trouve un court-métrage bouleversant, réalisé par Youness Raki. Il retrace l’histoire d’un cas d’école, à qui on a enlevé toutes les chances de s’en sortir. Car au-delà du problème moral que cela implique, c’est l’avenir de ces enfants qui est sacrifié, et dans la plupart des cas, avec l’aval de la famille.
Pour en savoir plus, nous nous sommes entretenus avec Hind Laidi, fondatrice et présidente de Jood, qui nous livre un témoignage poignant sur la réalité du sort de ces enfants exploités par des adultes.
TelQuel : Est-il possible pour ces enfants de trouver des solutions de scolarisation ? L’accord des parents est-il obligatoire ?
Hind Laidi : Ces enfants vivent avec leurs parents. Lorsqu’ils mendient, ils font des heures de travail, c’est une profession. Exhiber un enfant va attiser l’émotion de la personne et va faciliter le fait qu’elle donne de l’argent. Dans ce sens, ils refusent que l’enfant aille à l’école, car il est beaucoup trop rentable dans la rue. Dans cette situation, les parents, même si on les oblige à scolariser leurs enfants, les garderont avec eux. Il faut savoir une chose : il y a une tarification de la location d’un enfant, qui est de 150 dirhams par jour.
“Une femme qui mendie en portant un enfant va gagner un minimum de 350 dirhams par jour. Le vendredi, le gain journalier peut s’élever à 800 dirhams”
Une femme qui mendie en portant un enfant va gagner un minimum de 350 dirhams par jour. Le vendredi, le gain journalier peut s’élever à 800 dirhams. Lorsque l’on rencontre des femmes ou des hommes avec des enfants qui sont en train de mendier, nous proposons des emplois à ces adultes, et la plupart du temps, ils refusent.
Dans un certain sens c’est compréhensible, comment pouvons nous convaincre une personne d’arrêter une activité qui rapporte autant, pour aller vers un SMIG, avec plus d’heures de travail, sous les ordres d’un employeur ?
On entend une phrase très marquante dans le documentaire : “Au moins quand tu étais gamin, je te louais pour 150 dirhams.” On pourrait presque l’interpréter comme du proxénétisme infantile… Avez-vous déjà eu des remontées de tels agissements ?
Non, pas vraiment. Cependant quand l’enfant est loué dans la rue, il devient d’une certaine façon la propriété du locataire. Il le surveille de très près. Il compte le nombre de voitures qui ont pour ainsi dire “mordu à l’hameçon”. Le caïd, mis à part le fait que c’est lui qui récupère tout ce que collecte l’enfant, fait de lui ce qu’il veut. Il le maltraite et parfois, le viole.
Le Code pénal marocain prévoit une peine de 6 mois à 2 ans de prison pour les personnes utilisant des mineurs de moins de 13 ans à des fins de mendicité. Ces peines sont-elles réellement appliquées ?
En 2020, le ministère de la Solidarité a mené une très grande campagne, pour partir à la chasse des adultes exploitant des enfants, dans la zone de Rabat-Salé-Témara. Ils ont communiqué le chiffre de 142 enfants sauvés de ce trafic d’êtres humains. Ils ont aussi communiqué sur un élément très choquant : 66 % de ces enfants étaient âgés de moins de quatre ans et 27 % de moins d’un an.
A-t-on d’autres chiffres concernant ce phénomène ?
Le Haut-Commissariat au plan avait déjà annoncé qu’un Marocain sur 150 était mendiant, et estimait la totalité de ces mendiants à 196.000. Parmi eux, 62 % mendiaient de manière professionnelle. Et ces chiffres datent de 2007. La situation a dû empirer, surtout avec la crise sanitaire. En 2015, l’Unicef a avancé le chiffre de 25.000 enfants des rues au Maroc. En 2016, la Sûreté nationale a déclaré avoir arrêté 8593 mendiants professionnels, dont 1177 mineurs.
Que peuvent faire les citoyens face à cette situation ?
Je pense intimement qu’au lieu de donner deux dirhams par-ci ou cinq dirhams par-là, il vaut mieux rassembler une certaine somme d’argent, plus ou moins conséquente, et aider une personne dans notre entourage qui est dans le besoin ; un coup de main qui pourra aider réellement cette personne et peut-être la sortir de sa situation précaire.
Pour les enfants des rues, notre association organise des maraudes (des distributions d’habits, de vivres, etc.). C’est notre principale activité. Donner vos vieux habits que vous n’utilisez plus, faire des dons aux associations qui aident les sans-abri sont des actions beaucoup plus utiles pour ces enfants. Beaucoup plus que nourrir les réseaux de trafic, en contribuant d’une certaine façon à transformer ces mineurs en source de revenus pour les trafiquants.
En dehors du court-métrage, quelles autres actions prévoyez-vous pour cette campagne de sensibilisation ?
En dehors du court-métrage “Chouk Lem7anna”, nous avons obtenu 60 panneaux 4×3 dans neuf villes du Maroc. Nous lançons aussi des annonces sur les radios et sur les réseaux sociaux, et nous sommes également en train de produire une chanson et un clip avec le chanteur Douzi qui est sensible à notre cause. En espérant que toutes ces choses atténueront ce fléau de l’exploitation infantile.