“Ma rencontre avec Nour-Eddine Saïl remonte à nos années de jeunesse, lorsque nous étions étudiants à la faculté de lettres de Rabat. Au département de philosophie, nous nous sommes très rapidement liés d’amitié, aussi bien à travers nos études qu’à travers l’intérêt que nous partagions pour la culture et la politique.
Quelques années plus tard, nous avons tous deux été affectés à Rabat en tant qu’enseignants de philosophie : au Lycée Hassan II pour ma part, et lui au lycée Moulay Youssef. En plus de nos affinités politiques au sein de l’UNEM, nous partagions la même passion pour la culture et les choses de l’art. Nous passions énormément de temps ensemble. Lorsque nous étions fauchés, sa sœur Badiaa, un vrai cordon-bleu, nous préparait toujours le même plat : œufs, viande hachée et tomates.
Dans le milieu estudiantin de cette époque, tout le monde parlait cinéma, mais Nour-Eddine sortait toujours du lot à ce sujet. Il a commencé par animer les cinéclubs, puis a créé en 1973 la Fédération nationale des cinéclubs du Maroc. Avec l’appui d’autres cinéphiles, il avait même réussi à lancer une revue spécialisée dans le cinéma. Pour notre génération, le cinéma était une aspiration à la modernisation de notre pays. Nous étions en quête, sans nécessairement en être conscients, de tout outil qui pourrait faire avancer le Maroc. Pour les uns, c’était l’engagement au sein de la gauche radicale, pour d’autres c’était la culture. Pour Nour-Eddine, il fallait faire la paire de ces deux éléments.
“Il aimait tout ce qui consistait à remuer avec beaucoup d’audace, et peut-être même de désinvolture, les idées nouvelles qui pouvaient en choquer certains”
Plus tard, il a pris des positions d’avant-garde sur le front culturel. Lors des séances de cinéclub que nous organisions, et dont la sélection de films était soigneusement assurée par Nour-Eddine, nous profitions des débats qui suivaient la projection pour en faire de véritables ateliers politiques.
Nous provenions tous deux de milieux culturels très attachés à la tradition et aux racines. C’est peut-être ce qui expliquait notre forte propension à la modernité, qui allait quelques fois jusqu’à la transgression et la provocation. À l’époque, il aimait tout ce qui consistait à remuer avec beaucoup d’audace, et peut-être même de désinvolture, les idées nouvelles qui pouvaient en choquer certains. Tant que l’on restait honnête et sincère, on pensait qu’il était important de bousculer les tabous culturels.
Dans les années 1980, nous avons tous les deux été choisis par Madame Chapin, inspectrice de philosophie rattachée au ministère de l’Éducation nationale, pour devenir conseillers pédagogiques. Plus tard, il deviendra lui-même inspecteur général de la philosophie. Nous souhaitions changer l’approche de l’enseignement de la philosophie dans les lycées, en partant d’une classification des postures de la pensée humaine.
Lui et moi avions aussi créé la première association marocaine des enseignants de philosophie qui, je pense, existe toujours. Il était parmi les plus brillants sujets de philosophie dans notre promotion. À cette époque-là, c’était principalement le structuralisme et le marxisme qui l’animaient, comme tous les autres de cette génération. Plus particulièrement, il a toujours eu un intérêt poussé pour toute la réflexion philosophique autour de l’esthétique, du beau et de l’art.
Au fil des années, nous nous sommes quelque peu perdus de vue, sans jamais vraiment nous oublier. Lorsque nous rencontrions des gens, nous nous évoquions l’un et l’autre. C’est avec beaucoup de peine que j’ai appris son décès, et sa trace restera indélébile. En lui rendant hommage, je rends également hommage à tous les grands du département de philosophie qui a été oublié.”