Beyrouth, capitale de la colère

Le 11 août, des milliers de Libanais se rassemblaient autour de la statue de l’émigré face au port, avec pour mot d’ordre d’“enterrer le pouvoir”. Hassane Diab a annoncé la démission de son gouvernement le 10 août ainsi que la tenue de nouvelles élections anticipées. Mais cela sera-t-il suffisant ? Après la double explosion du 4 août qui détruit une grande partie de la ville de Beyrouth, les Libanais ne décolèrent pas.

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Les manifestants en colère ont afflué le 9 août par milliers sur la place les Martyrs à Beyrouth, ils ont appelé à la chute du régime qu'ils tiennent responsable du drame survenu au niveau port de la capitale. Crédit : MAP

Le bilan est très lourd : plus de 160 morts, 6000 blessés, on évoque plus de 300.000 sans-abri et une grande partie des immeubles endommagés. Cette explosion est à la fois une conséquence et un symbole de la faillite de l’État libanais et de l’incurie de ces dirigeants.

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Un Liban au bord du gouffre

Le Liban vit depuis le 17 octobre 2019 une mobilisation populaire qui conteste le pouvoir politique en place et revendique la chute du régime. Cette révolution exprime la colère des Libanais contre la crise économique et la corruption des institutions.

Dévaluation, pénurie d’électricité, cherté de la vie contribuent à précariser une population qui reprend la rue, défiant les autorités et la crise sanitaire, dès le mois d’avril

Le mouvement a été freiné par la crise du Covid-19 avec l’interdiction des rassemblements et le confinement du Liban en mars 2020. Les mobilisations cependant n’ont cessé malgré le couvre-feu sanitaire, surtout après la déclaration du défaut de paiement du Liban de sa dette qui s’élève à 90 milliards de dollars et la dévaluation de la livre libanaise qui a perdu plus de 60 % de sa valeur.

Incapable de faire des réformes qui pourraient sortir le Liban de la crise, le pouvoir en place est accusé d’être à la source de cet effondrement. Dévaluation, pénurie d’électricité, cherté de la vie contribuent à précariser une population qui reprend la rue défiant les autorités et la crise sanitaire dès le mois d’avril. Si la mobilisation a perdu de son ampleur, elle tend à se radicaliser. Malgré le couvre-feu sanitaire, des rassemblements ont lieu régulièrement dans toutes les grandes villes, avec parfois des affrontements violents avec les forces de sécurité et avec l’armée.

Le gouvernement de Hassane Diab nommé en janvier 2020 a été incapable d’apporter les réformes nécessaires afin de négocier la dette avec le Fonds Monétaire International et sauver le Liban du naufrage.

Dans son discours de démission du 10 août, Diab en impute la responsabilité à la corruption de la classe politique. Il faut sans doute y ajouter son faible poids sur l’échiquier politique qui a empêché toute réforme d’ampleur.

Les causes structurelles de la mobilisation populaire

Selon l’analyste Maha Yehya, quatre des cinq piliers clés qui ont longtemps soutenu le Liban se sont effondrés ces derniers mois. Premièrement, le partage de pouvoir entre les différentes factions et communautés libanaises ne fonctionne plus.

Deuxièmement, la crise bancaire et celle du secteur tertiaire marquent l’effondrement de la république marchande libanaise. Cette crise économique anéantit le troisième pilier du pays, à savoir la classe moyenne qui s’appauvrit et ne trouve plus d’avenir au Liban.

Human Rights Watch : 60 personnes arrêtées au Liban pour leur prise de parole sur les réseaux sociaux.

Un quatrième pilier, celui des libertés, est également en train de s’effriter. Depuis le 17 octobre, au moins 60 personnes ont été arrêtées pour avoir publié des informations sur les médias sociaux.

Enfin, le cinquième pilier — l’armée et les forces de sécurité intérieure — encore debout, ressent désormais les effets de la crise et commence à se fissurer.

La perception de l’effondrement de ces piliers par la population libanaise est de toute évidence à l’origine de sa mobilisation du 17 octobre et de l’explosion du nitrate dans le port de Beyrouth.

La gestion du nitrate, un symbole de l’effondrement

Au départ il y a la cargaison du “Rhosus”, navire battant pavillon moldave appartenant à un entrepreneur russe transportant 2750 tonnes de nitrate d’ammonium à destination du Mozambique, qui accoste en novembre 2013 à Beyrouth. Pour des raisons qui ne sont pas totalement éclaircies, l’entreprise fait faillite, la cargaison est saisie et déposée dans le hangar 12 du port de Beyrouth en août 2014.

Le stockage d’une véritable poudrière au cœur de la capitale et, depuis l’explosion, le refus d’assumer quelque responsabilité que ce soit, voilà le symbole de la déliquescence des institutions libanaises

Depuis cette date, les autorités du port, celles des douanes, les autorités gouvernementales sont au courant, mais rien n’est fait pour sécuriser le port. Pourtant, un stock de feux d’artifice jouxtait cette matière hautement explosive au moment du départ de feu, causé vraisemblablement par la soudure d’une porte de hangar.

La négligence et l’incurie de l’État couplé d’une économie néo-libérale qui gère les capitaux maritimes visant à protéger les entreprises à tout prix sont à l’origine de la double explosion à Beyrouth.

Sept années à ne rien faire, le stockage d’une véritable poudrière au cœur de la capitale et, depuis l’explosion, le refus d’assumer quelque responsabilité que ce soit, voilà le symbole de la déliquescence des institutions libanaises.

“La révolution naît des entrailles de la tristesse”

La révolution naît des entrailles de la tristesse”, écrivait le poète syrien Nizar Qabbani. Plongés dans une profonde crise économique, les Libanais sont effondrés par cette catastrophe. Leurs témoignages relayés par les médias reflètent la sidération, la tristesse, le désespoir, mais surtout la rage contre leur gouvernement responsable de ce cataclysme.

Ya Beyrouth interprété par Majida El Roumi, d’après le poème de Nizar Qabbani.

Au lendemain de la catastrophe, les images des rues dévastées et des victimes tournent en boucle sur les chaînes nationales, rappelant les jours sombres de la guerre civile. Mais très vite un formidable élan de solidarité se crée autour des habitants touchés par l’explosion, et des Libanais venus de tous les coins du pays affluent pour aider à déblayer les rues.

Après les larmes, la colère

En même temps émergent les appels à manifester. La manifestation du samedi 8 août est celle de la colère. Au centre-ville de Beyrouth, on érige des potences et on appelle au départ de tous les chefs politiques tous partis confondus.

Dans la nuit du samedi, les manifestants prennent d’assaut le ministère des Affaires étrangères, mais sont délogés par l’armée. On pouvait lire sur les banderoles déployées sur le bâtiment les slogans suivants : “Beyrouth, capitale de la colère” et “Beyrouth, une ville désarmée”.

La colère, immense, est à hauteur du crime commis à l’encontre du pays

Le pouvoir, mais aussi le parti chiite du Hezbollah est accusé d’être à l’origine de cette explosion par une partie de l’opposition. Même si Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, nie toute implication dans l’explosion, il est néanmoins conspué par la foule en rage qui demande le désarmement du parti de Dieu et le départ des seigneurs de guerre au pouvoir.

Le gouvernement a cédé, mais les Libanais ne sont pas dupes du jeu des politiques qui négocieraient en coulisse un gouvernement en leur faveur. Au lendemain de la démission de Diab, le chef du Parlement Nabih Berri et l’ancien ministre des Affaires étrangères et neveu de Michel Aoun, Gibran Bassil, appellent à la formation d’un gouvernement d’union nationale. Ces deux hommes politiques ont perdu la confiance du peuple et leur proposition d’un gouvernement “rassembleur” arrive tard et surtout ne convainc pas.

Plus que jamais, les Libanais sont déterminés à renverser le régime, mais pourront-ils pour autant se débarrasser des seigneurs de la guerre qui pratiquent la captation du pouvoir et son partage depuis plus de 30 ans ? La route est longue et ardue, mais la colère, immense, est à hauteur du crime commis à l’encontre du pays.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original, signé Jihane Sfeir, historienne, Université Libre de Bruxelles