La plupart des articles relatant la catastrophe ont en effet mentionné des stocks de feux d’artifice conservés dans le port, à proximité d’autres réserves contenant, elles, des engrais.
Les flammes des premiers auront déclenché la déflagration la plus importante, meurtrière, imputable à l’explosion du nitrate d’ammonium, un composé chimique qui sert de base à un grand nombre d’engrais azotés.
Les deux visages du nitrate d’ammonium
C’est en 1908 que le chimiste allemand Fritz Haber a découvert que l’azote, constituant majoritaire (78 %) de l’atmosphère terrestre, chimiquement et biologiquement inerte, pouvait être fixé sous forme de nitrate d’ammonium via un procédé chimique. Cette découverte avait une double motivation : en tant que nationaliste allemand, Haber s’intéressait avant tout à l’effort de guerre de son pays, en vue de la Première Guerre mondiale. Or la production d’explosifs utilisables dans des armements requérait alors d’importantes quantités d’azote réactif. Pour Haber, la fertilisation des sols était moins prioritaire.
Problème : les méthodes utilisées par Haber ne pouvaient initialement pas être transposées à l’échelle industrielle. Les années suivantes, un autre Allemand, Carl Bosch, ingénieur pour la société Badische Anilin- & Soda-Fabrik (BASF), travaillera à perfectionner la méthode de Haber pour parvenir à son industrialisation. Cette dernière sera au point en 1913. À la veille, donc, du premier conflit mondial…
Haber et Bosch ont tous deux reçu un prix Nobel pour leurs travaux sur la mise au point du procédé “Haber-Bosch” : Haber en 1918 — soit, assez ironiquement, à la fin de la Première Guerre mondiale — puis Bosch en 1931. Dans son discours de réception du prix, Haber a seulement mentionné que sa découverte contribuerait à nourrir le monde en améliorant la fertilité des sols grâce au nitrate d’ammonium. Il ne fait aucun doute que c’est ce qu’il a permis. Cependant, sa motivation initiale était bien différente, puisqu’elle concernait les propriétés explosives du nitrate d’ammonium (notons au passage que les prix Nobel ont été institués par Alfred Nobel, qui avait fait fortune grâce à ses brevets sur la fabrication de la dynamite et de la gélignite, un autre explosif).
Un explosif facile à fabriquer
Le nitrate d’ammonium constitue un agent explosif puissant, qui se fabrique facilement : ajouté à une petite quantité de fuel (6 % du volume total), un mélange de 94 % de pastilles poreuses de nitrate d’ammonium agit comme un agent oxydant et peut être utilisé pour créer un explosif certes basique, mais mortel. Ce mélange représente environ 80 % des 2,7 millions de tonnes d’explosifs utilisés chaque année en Amérique du Nord.
Sur le site de la FAO (l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture), on peut consulter les données relatives à l’utilisation des éléments nutritifs pour les engrais dans le monde. Et il est aussi possible d’accéder aux informations concernant les applications non liées aux engrais, parmi lesquelles la fabrication d’explosifs.
Différents auteurs estiment que près de la moitié de l’augmentation de la population mondiale repose sur l’existence des engrais azotés. Cependant, étant donné que l’ammoniac produit par la pétrochimie peut être utilisé non seulement pour fertiliser les sols, mais aussi pour fabriquer des explosifs, les calculs du nombre de personnes “nourries” par le procédé Haber-Bosch devraient peut-être aussi tenir compte des victimes des conflits armés du XXe siècle…
C’est aussi une histoire d’explosif qui a mené à la découverte d’une autre substance essentielle : l’iode.
De la fabrication de la poudre à canon à la découverte de l’iode
Comme le racontait en musique Piotr Ilitch Tchaïkovski avec son Ouverture solennelle, Napoléon a envahi la Russie en 1812 après avoir annexé de grandes parties de ce territoire qui se répartit aujourd’hui entre l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne, la Pologne, la Suisse et les Pays-Bas. Pour mener ces guerres, il avait besoin de munitions et de poudre à canon. Cette dernière est constituée d’un mélange de soufre, de charbon de bois et de nitrate de potassium (salpêtre).
Dans les années 1800, fabriquer cette dernière substance était un métier ; Bernard Courtois dirigeait une entreprise familiale de salpêtre : chimiste de formation pendant son service militaire, il s’est attaché à trouver de nouvelles façons de préparer l’ingrédient vital de la poudre à canon, essentielle aux efforts de guerre de Napoléon. Les algues, dont il espérait extraire le potassium, élément principal du salpêtre, représentaient la matière première de Courtois.
En soumettant les algues à différentes réactions chimiques, Courtois fut surpris de constater que, dans certains cas, des vapeurs violettes émanaient de ces réactions. Lorsqu’on la laisse refroidir, la vapeur forme des cristaux grisâtres. Fasciné par sa découverte mais incapable d’identifier les cristaux, il envoya des échantillons au principal chimiste français de l’époque, Joseph Louis Gay-Lussac. C’est lui qui donna le nom d’iode à cette substance.
200 ans plus tard, nous savons que nous avons tous besoin de quantités infimes d’iode pour fabriquer les hormones thyroïdiennes. Celles-ci s’avèrent essentielles, non seulement pour contrôler notre métabolisme mais aussi pour contrôler le développement du cerveau et le QI. Privés d’iode, les bébés peuvent souffrir de troubles physiques et de retard mental. D’où la nécessité pour les femmes enceintes de s’assurer qu’elles disposent de réserves suffisantes pour produire l’hormone thyroïdienne nécessaire au développement du cerveau de leur enfant.
L’iode est fourni par l’alimentation (en particulier les produits d’origine marine : poissons, crustacés, mollusques, algues, etc.). Le cas du sel marin iodé mérite que l’on s’y attarde. Pourquoi doit-il être enrichi en iode, puisqu’il provient de la mer ? La raison est simple : volatil, l’iode s’accumule dans l’atmosphère au-dessus de la mer. Si des nuages se forment, il se dissout dans la pluie, puis est entraîné dans le sol par les précipitations. C’est le même mécanisme (la perte d’iode volatil dans l’atmosphère) qui aboutit à la perte de l’iode au cours de la préparation du sel marin. Pour cette raison, le sel de table doit être enrichi en iode, afin que notre organisme en ait suffisamment pour pouvoir assurer une synthèse adéquate des hormones thyroïdiennes.
Des conséquences néfastes
Haber et Bosch n’avaient sans doute pas anticipé toutes les implications de leurs travaux, en particulier en matière de réchauffement climatique. En effet, la découverte du procédé “Haber-Bosch” permettant la fixation du diazote atmosphérique sous forme d’ammoniac a ouvert la voie à l’intensification des méthodes agricoles. Or, on sait aujourd’hui que le recours aux engrais chimiques et aux pesticides est à double tranchant : s’il améliore la production, il contribue à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, et entraîne également l’augmentation de la pollution chimique de l’environnement, ainsi qu’une perte de biodiversité.
Coïncidence : une catégorie de polluants chimiques particulièrement problématique, les perchlorates, a aussi un lien avec l’iode et les explosifs. En effet, ces produits qui entrent dans la composition des feux d’artifice, de la poudre d’armes à feu ou du carburant pour propulseurs de fusées sont biologiquement actifs : ils bloquent la prise d’iode par la glande thyroïde. Malheureusement, une étude conduite en Grande-Bretagne et en Italie a révélé que toutes les femmes enceintes ont des taux mesurables de perchlorates dans leurs urines. Conséquence : chez les femmes manquant d’iode, le développement cognitif des enfants est affecté.