1998-2002: l’Alternance

Grand-œuvre de Youssoufi, L’Alternance aura vu le Premier ministre socialiste naviguer entre deux tutelles diamétralement opposées. Celle, relativement permissive, d’un Hassan II en fin de vie, et celle de Mohammed VI, jeune roi porteur d’une feuille de route propre pour le pays et de ce fait très peu enclin à partager le pouvoir. Refermée précocement, la parenthèse Youssoufi aura suscité autant d’espoirs que de déceptions. Retour sur un des plus importants pans de l’histoire du royaume.

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En ce 23 juillet 1999, les plus grands dignitaires du royaume se sont réunis dans la salle du trône du palais royal de Rabat, pour prêter allégeance au nouveau roi: Mohammed Ben El Hassan Ben Mohammed El Alaoui. Les visages sont fermés, obscurcis par la gravité de l’instant. Cette Bey’a revêt un caractère spécial: elle consacre la transmission du règne par signature. Un à un les piliers du régime défilent devant le nouveau roi pour émarger un registre du sceau de l’allégeance.

Dossier initialement publié le 5 juillet 2019 dans le numéro 865 de TelQuel sous le titre Mohammed VI, 20 ans de règne 1999-2002, “À moi le pouvoir!”

Supervisée de près par le ministre des Habous et des Affaires islamiques, Abdelkébir Alaoui M’daghri, l’opération se déroule sans anicroches. Militaires et civils se prêtent à l’exercice, matérialisant la transition dynastique. Abderrahmane Youssoufi, Premier ministre d’un gouvernement d’Alternance appelé des vœux de feu Hassan II, s’avance vers le nouveau monarque et signe le registre.

Le passage de flambeau est acté. Une nouvelle ère commence. Youssoufi devra désormais composer avec un jeune monarque aux pouvoirs absolus, et dont la vision pour le pays contraste radicalement avec celle d’un Hassan II au crépuscule de sa vie.

Mohammed VI accomplissant sa première prière du vendredi en tant que souverain, accompagné de son Premier ministre Abderrahmane Youssoufi, le 30 juillet 1999.Crédit: MOHAMED MARADJI

État des lieux

En ces premiers jours de collaboration entre Mohammed VI et Youssoufi, le nouveau roi découvre l’envergure des chantiers à venir. Au sortir de l’ère Hassan II, le pays est exsangue. Le Maroc, en proie à un fort endettement public, manque de marges de manœuvre budgétaires. Comment juguler un taux de chômage officiellement de 13%, mais que beaucoup, dans l’administration, estiment mezzo voce à 20%? En milieu urbain, le phénomène est accentué: 30% des moins de 25 ans sont sans activité.

L’analphabétisme, ce fléau que le royaume traîne comme un boulet depuis l’indépendance, touche plus de la moitié de la population. Malgré les réformes de l’enseignement, lancées tardivement par Hassan II, ce grand corps malade peine à se relever et le taux d’abandon scolaire atteint des sommets.

Plusieurs facteurs concourent à faire de la situation économique une vraie poudrière. D’après une étude de l’OCDE parue en 1999, le ralentissement de la croissance provoque une hausse brutale de la précarité depuis 1997. Résultat, la proportion de la population vivant sous le seuil de pauvreté passe de 13% en 1997 à 19% deux ans plus tard.

“Le bilan économique de l’Alternance n’était pas brillant, nous avons reconduit l’essentiel du modèle néolibéral”

Saïd Saâdi, secrétaire d’Etat chargé de la Famille sous Youssoufi

Les inégalités explosent. Ainsi, les 10% des Marocains les plus riches s’accaparent 31% des richesses produites. Dans l’entourage de Mohammed VI, on estime que le gouvernement Youssoufi ne prend pas la pleine mesure du péril qui guette le pays. “Le bilan économique de l’Alternance n’était pas brillant, nous n’avons pas innové, certes nous avons donné de l’importance au champ social, mais nous avons reconduit l’essentiel du modèle néolibéral”, estime, avec le recul, Saïd Saâdi, économiste et secrétaire d’Etat dans le gouvernement d’Alternance.

Les arbitrages pris par la majorité sont jugés timorés, hésitants. Mais Mohammed VI accorde le bénéfice du doute à l’équipe Youssoufi, dont une relative liberté d’action caractérise les premiers mois de “cohabitation”.

Premier acte politique du nouveau roi: l’accueil de son Premier ministre Abderrahmane Youssoufi, au palais royal de Rabat le 28 juillet 1999. Mohammed VI s’adressera pour la première fois à la nation quelques jours plus tard.Crédit: AFP

L’Alternance, un pacte implicite

Tel était le pacte implicite avec Hassan II. Un périmètre d’autonomie décisionnelle important moyennant la participation au renouveau démocratique via l’arrivée de l’opposition au pouvoir. Lorsque les urnes, en 1997, offrent 57 sièges à l’USFP, dégager une majorité sans les partis administratifs s’avère problématique. Youssoufi accepte d’intégrer le RNI et l’UC à condition que de nouvelles têtes, non marquées par un passé autoritaire, accèdent aux maroquins. Hassan II acquiesce.

Lorsqu’au lendemain de la victoire des socialistes il reçoit Youssoufi au palais royal de Rabat, un aparté d’une heure à huis clos sera l’occasion pour les deux hommes de nouer un pacte dont ne circuleront que des bribes. Se sachant condamné, le roi confie la transition de règne à la sagesse bienveillante de Youssoufi. Seule condition, conserver Driss Basri à son poste. Pour Youssoufi, la pilule est amère, d’autant que le puissantissime ministre de l’Intérieur, usant de méthodes interlopes, a longtemps constitué un caillou dans la chaussure du mouvement national.

Qu’à cela ne tienne, Youssoufi s’aligne sur la volonté de Hassan II. A lui de s’assurer que la succession s’organise sans menace pour la stabilité du royaume. Le leader socialiste passe le maintien de Basri par pertes et profits. Mais cette première concession du Premier ministre en présage d’autres. Aussi, lorsque Mohammed VI, fort d’une constitution, fraîchement toilettée certes (1996), mais lui accordant tout de même les pleins pouvoirs, commence à empiéter sur les prérogatives de son Premier ministre, celui-ci doit faire mine de ne rien voir pour respecter le contrat initial.

“Nous devions assurer une transition progressive, en fonction de l’apprentissage de l’art du gouvernement, c’était implicite comme pacte”

Larabi Jaïdi, conseiller économique à la primature lors de l'Alternance

L’émiettement de l’autorité de la primature s’enclenche. “Cela s’est fait de manière graduelle, ce qui été convenu au sein de la majorité de Abderrahmane Youssoufi était que nous devions saisir l’opportunité pour donner le maximum de confiance à Hassan II, pas pour bousculer l’ordre des choses mais pour assurer une transition progressive, en fonction de l’apprentissage de l’art du gouvernement, c’était implicite comme pacte”, nous éclaire Larabi Jaïdi, conseiller économique à la primature à l’époque.

Youssoufi ne cherche pas le conflit mais l’entente, quitte à rogner sur sa capacité d’agir. Dans les salons, les mauvaises langues disent que le Premier ministre est un homme “pas au courant”. Cet état de fait enrage la garde rapprochée du leader socialiste, mais lui tient bon. La promesse faite à Hassan II se doit d’être honorée. Mais le maître des horloges a changé de nom, c’est désormais Mohammed VI.

Rythme haletant

A 36 ans à peine, le roi opère à un rythme effréné. L’attelage gouvernemental trop éclaté idéologiquement (7 partis) patine. La déclaration gouvernementale de Youssoufi bute sur la rudesse de l’exercice du pouvoir et de ses incessants arbitrages. La machine socialiste grince. Si bien qu’à l’avènement de Mohammed VI, le bilan du gouvernement est mitigé et la désillusion du peuple ayant amené l’opposition au pouvoir se fait sentir avec force.

Les citoyens ont commencé dès le 2e mois du gouvernement à poser cette question: nous avons fondé de grands espoirs sur ce gouvernement, qu’est-ce qu’il a réalisé pour nous?”, écrit Youssoufi rétrospectivement dans son discours de Bruxelles de 2003. C’est, en effet, la première fois depuis l’indépendance qu’un Exécutif est tenu entièrement responsable de son bilan. “Cela signifie que personne depuis 40 ans ne s’attendait à ce qu’un nouveau gouvernement apporte quelque chose”, ponctue Youssoufi. La pression qui pèse sur les épaules du Premier ministre est énorme et les attentes considérables. Du coup, le rouleau compresseur royal passe à l’action.

Le 12 octobre 1999, le nouveau monarque prononce un discours qui pose les jalons de ce que l’histoire nationale retiendra comme “le nouveau concept d’autorité”. Ce discours, déclamé devant des walis, des préfets, de hauts cadres de l’administration et des élus, trace ce qu’on avait estimé à l’époque comme étant la feuille de route d’un règne. La nouvelle conception du pouvoir met l’accent sur la responsabilité des autorités dans la “protection des libertés et la préservation des droits”, place le respect du droit et des conventions internationales au rang de priorité et érige la lutte contre l’arbitraire comme axe nodal des politiques publiques.

““Le nouveau concept d’autorité, la solidarité, la femme, la modernisation institutionnelle, les CRI, les super-walis, Mohammed VI avait un projet intégré”

Un proche conseiller de Youssoufi

Dans son essence, le nouveau concept d’autorité redessine le statut de l’agent d’autorité dont les compétences s’orienteront désormais vers la régulation, le strict respect des normes et les arbitrages plutôt que la pure imposition liée à un statut d’autorité. Ainsi, dans le même discours, le souverain encourage le fonctionnaire à passer le moins de temps possible dans les bureaux administratifs pour rechercher “une concertation avec les administrés sur le terrain afin de faire aboutir des solutions collégiales”. “Le nouveau concept d’autorité, la solidarité, la femme, la modernisation institutionnelle, les CRI, les super-walis, Mohammed VI avait un projet intégré, et il voulait travailler avec sa génération”, apprécie ce proche conseiller de Youssoufi.

Mohammed VI 
et Abderrahmane Youssoufi se rafraîchissant, 
le 12 octobre 1999 au palais 
de Casablanca. 
Ce jour-là, le monarque explique dans son discours du trône le nouveau concept d’autorité.Crédit: ABDELHAK SENNA / AFP

Bien accueillie, cette acception inédite de la gouvernance ne va pas sans travers. Elle consacre une concentration des pouvoirs et repose essentiellement sur la technostructure administrative, émanation du ministère de l’Intérieur. Cette entorse à la transition démocratique, suivie plus tard par la création des Centres régionaux d’investissement (CRI), levier d’attraction des flux de capitaux domestiques et étrangers, promet une relance prochaine de l’économie.

Bien que le gouvernement Youssoufi ait été sciemment écarté de la réflexion sous-tendant ce modèle de développement, le Palais y met quand même les formes. La naissance des CRI donne lieu à une lettre royale adressée à “Notre dévoué serviteur et Premier Ministre, Monsieur Abderrahmane Youssoufi, que Dieu te protège et sur la bonne voie guide tes pas”.

Mais au fur et à mesure de la démonstration du roi, il apparaît que la réforme porte le sceau exclusif du sérail qui en pilotera la mise en route en solo. “Nous avons décidé qu’il sera créé (le guichet unique, ndlr), sous la responsabilité des walis de région de Notre Majesté, des centres régionaux d’investissement, ayant deux fonctions essentielles : l’aide à la création d’entreprises et l’aide aux investisseurs, et donc composés de deux guichets”.

Le message ne souffre d’aucune équivoque. La première vraie réforme économique du règne est l’apanage du roi et de lui seul. Si les décisions en solo du nouveau monarque indisposent les tenants de l’Exécutif en place, l’approche proactive du règne enthousiasme les Marocains, en attente de réformes qui s’enchaînent, mais aussi par la personnalité d’un souverain fils de son temps.

Abderrahmane Youssoufi préside le premier Conseil de gouvernement du règne de Mohammed VI, fin juillet 1999. Basri, qui lui avait été imposé par Hassan II, est encore là. 
Il sera évincé par le nouveau 
roi en novembre de la 
même année.Crédit: ABDELHAK SENNA / AFP

Le style M6

De fait, le style M6 tranche radicalement avec celui de son père. Sortie parisienne donnant lieu à des paparazzades, paquet de Marlboro en main et lunettes de soleil arrondis façon John Lennon, interview fleuve dans Time Magazine, intitulée “The cool king”, photos du souverain achetées dans les souks et les kissarias… Mohammed VI au ski, Mohammed VI en taguia, le roi communique sur la facette humaine et accessible de sa personnalité. Ce sens de la proximité détonne. Conjuguée à une fibre sociale réactivée par l’Association Mohammed V de la solidarité, elle vaut au souverain le surnom de “roi des pauvres”.

Si Mohammed VI n’est pas homme à désavouer le règne du père (il visitera souvent le mausolée Mohammed V où Hassan II est inhumé) de par ses actes, il trace néanmoins une ligne de démarcation avec le passé. Ainsi, sa grande tournée des provinces du nord porte en elle une symbolique de rupture. Honni par le père, accusé de velléités séparatistes et laissé en jachère, le Rif est une terre sinistrée.

L’intérêt soudain du nouveau monarque pour cette géographie réactive l’espoir d’une réconciliation, sur fond de renaissance économique. A la même époque, l’aréopage de technocrates qui conseillent le monarque, chapeauté par Mohamed Meziane Belfkih, planche déjà sur une esquisse de projet qui deviendra Tanger Med, le port de transbordement numéro 1 d’Afrique. Mieux, le roi prend pour habitude d’installer ses quartiers d’été à Al Hoceïma. Il n’est pas rare qu’en été, de simples baigneurs croisent le souverain faisant une marche sur la plage de Matadero.

Publiques ou privées, les apparitions du roi déclenchent l’hystérie. Sa jeunesse est une bouffée d’oxygène pour un pays à la démographie juvénile, sortant de pénibles années d’austérité économique et de restrictions démocratiques. Au sein du Palais, le diagnostic est vite établi et les traitements de choc s’enchaîneront à la vitesse grand V. D’abord, poser un acte fondateur. Opposant résolu à Hassan II et l’un des fondateurs d’IIal Amam, Abraham Serfaty vit un long exil à Paris. Deux mois après son accession au trône, Mohammed VI décide de rapatrier le vieux loup communiste.

L’opération se déroule sous la supervision conjointe et discrète du monarque et de Youssoufi. La confidentialité du retour de Serfaty s’explique par l’acharnement que met Driss Basri à sauvegarder le statu quo hassanien. Toujours ministre de l’Intérieur, rien n’échappe à l’extrême vigilance de “Ssi Driss”, dont les oreilles se ramifient aux quatre coins du pays. A la faveur d’une manœuvre astucieuse, l’avion de Serfaty se pose sur le sol marocain sans que Basri n’en sache rien. Le leader marxiste est accueilli sur le tarmac par Fouad Ali El Himma et le porte-parole du Palais, Hassan Aourid. La colère du ministre de l’Intérieur est homérique. Le vieux Maroc qui était le sien lui échappe.

Son heure sonne en novembre 1999. Trois mois après l’intronisation de Mohammed VI, Basri est limogé via une dépêche d’un laconisme absolu. Celui qu’on surnommait sous cape le “vice-roi” sous Hassan II, apprenti sorcier, faisant et défaisant les cartes politiques en fonction des exigences du Palais, avait déjà été délesté du contrôle de la DST et de la gestion exclusive du dossier du Sahara. Sa chute est précipitée par un raté : sa “fuite” dans les médias de la date de tenue du référendum d’autodétermination dans les provinces du Sud. Une grave violation d’une prérogative royale.

Au moment de l’annonce du remplacement de Basri à l’Intérieur par le duo Ahmed El Midaoui/Fouad Ali El Himma, Abderrahmane Youssoufi est en déplacement à Paris pour participer aux travaux du congrès de l’Internationale socialiste. Dès son retour, il organise, “encouragé par le Palais”, souffle cet ex-ministre usfpéiste, un pot de départ pour l’homme de l’ancien régime.

Certes, beaucoup ont vu dans le geste une marque d’élégance, reste que ce dernier hommage rendu à Basri vaut à Youssoufi un sit-in devant sa résidence officielle, avenue des Princesses à Rabat. Parmi les manifestants, on retrouve Driss Benzekri et l’avocat Khalid Sefiani, entre autres figures de gauche.

 

Sus au passé

A l’instar de Basri, les figures du passé n’ont pas bonne presse auprès du nouveau monarque qui balise le terrain à l’émergence de personnages technocratiques imperméables aux joutes politiques surannées.

Si Hassan II, physiquement sur le déclin, avait choisi de tendre la main au Mouvement national, maintenu sous le boisseau par l’action répressive de Driss Basri, l’avènement de M6, lui-même facteur de renouveau, ringardise de facto une Alternance portée par des acteurs du passé, dont la manière de mener le processus démocratique ne semble plus être en phase avec les attentes du nouveau règne. “Mohammed VI avait de la considération pour la personne de Youssoufi, mais il faut remarquer une chose, avec Hassan II, nous étions dans la logique de réussir la transition démocratique et de renégocier subtilement l’exercice du pouvoir, l’arrivée de M6 annonçait une autre façon de faire”, explique Larabi Jaïdi.

“On était dans une phase de transition démocratique, aujourd’hui on est dans une phase de transition monarchique”

Un proche de Youssoufi rapportant le sentiment du premier ministre

Mohammed VI, fort de pouvoirs très larges, entend les exercer dans leur plénitude. La figure quasi paternelle de Youssoufi est certes rassurante pour le jeune roi, mais à mesure que le temps passe, une rupture lancinante se matérialise pour aboutir à un divorce unilatéral. Ce conseiller et proche de Youssoufi raconte qu’aux derniers jours du mandat, “on faisait patienter le Premier ministre jusqu’à trois mois pour une audience avec le souverain”. La jeune garde qui se constitue autour de Mohammed VI a, en effet, une vision du pays aux antipodes de celle du vieux leader de gauche. Un intellectuel socialiste nous rapporte le sentiment de Youssoufi à cet instant: “On était dans une phase de transition démocratique, aujourd’hui on est dans une phase de transition monarchique.

Dans son bureau du Mechouar, Youssoufi observe tandis que, dans les salons huppés de Rabat ou même publiquement, l’intelligentsia du Palais fait écho de sa lenteur d’exécution. André Azoulay, missi dominici du cabinet royal, et alors conseilleur influent, y va même d’un “léger” reproche sur les colonnes du Monde. Il parle de “faibles performances économiques” de la team Youssoufi et va jusqu’à prononcer le mot honni: “Incompétence.” Le conseiller royal s’excusera plus tard de sa sortie, mais le mal est fait.

D’autant que son appréciation ne repose pas sur des prémices entièrement erronées. Le pays est décharné. Il sort de neuf années de plan d’ajustement structurel et d’une campagne d’assainissement menée tambour battant par Driss Basri qui paralyse l’esprit d’entreprise. En 1995, suite à la publication d’un rapport de la Banque Mondiale sur la situation désastreuse de l’économie, Hassan II lâche une phrase qui entrera dans l’histoire. Selon lui, si rien n’est fait, le royaume risque une “crise cardiaque”. Mais Youssoufi a-t-il les coudées franches?

“La technocratie l’emportait sur la plupart des arbitrages politiques”

Larabi Jaïdi, conseiller économique de Youssoufi

Certes, un socialiste, Fathallah Oualalou, gère le ministère de l’Economie et des Finances, mais est-il maître de ses décisions ? “Fathallah Oualalou contrôlait un ministère économiquement fort, mais c’était une phase où chaque ministre voulait le maximum de ressources pour développer, notamment les secteurs sociaux. Nous n’étions pas très huilés pour avoir les bons arbitrages, la technocratie l’emportait sur la plupart des arbitrages politiques”, se rappelle Jaïdi.

Pour sortir de l’ornière, Youssoufi a un mot d’ordre: injecter une bonne dose de confiance dans un climat des affaires morose. Le Premier ministre décrète l’amnistie fiscale. “Nous espérions relancer l’économie en faisant tabula rasa du passé, mais les chefs d’entreprise n’ont pas renvoyé l’ascenseur”, se souvient Saïd Saâdi. Comprendre: engager des investissements pour relancer la croissance. “C’est confronté à ce constat que le Palais intervient directement pour lancer de nouveaux entrepreneurs, les Lazrak, Sefrioui, Akhannouch…”, poursuit-il.

Mohammed VI recevant les vœux de Abderrahmane Youssoufi à l’occasion de son 37e anniversaire, le 21 août 2000. La veille, le roi avait annoncé la découverte de gros gisements de pétrole à Talsint. L’euphorie est générale.Crédit: AFP PHOTO / ABDELHAK SENNA

Privatisations contre-nature

“La première année, on m’a annoncé que j’allais travailler sans budget. Je devais me débrouiller”

Saïd Saâdi, secrétaire d'Etat sous Youssoufi

Autre facteur aggravant, la rareté des ressources budgétaires. “La première année, on m’a annoncé que j’allais travailler sans budget. Je devais me débrouiller. J’ai lancé ma première campagne nationale de lutte contre la violence à l’égard des femmes via un message radiophonique dont on m’a réclamé le paiement. J’ai dû faire appel au FNUAP ( Fonds des Nations Unies pour la population, ndlr) pour financer la campagne et les pin’s qu’on avait distribués”, se souvient Saâdi.

Pour renflouer des caisses de l’Etat asséchées par un passif difficile à solder, mais aussi par des campagnes agricoles minées par la sécheresse, et financer ses programmes sociaux, Youssoufi n’a d’autre choix que de vendre les actifs de l’Etat. D’emblée, 114 entreprises, dont le CIH, la BCP, la SOMACA et la RAM, pour ne citer que celles-ci, sont inscrites sur la liste des privatisables, entièrement ou partiellement. En 1997, la grande braderie rapporte 5 milliards de dirhams au Trésor, 4 milliards en 1998.

Un an plus tard, la deuxième licence GSM cédée à Telefonica viendra en appoint de la stratégie de libéralisation en générant 11 milliards de dirhams. “C’est grâce à Mostafa Terrab que l’on a pu décrocher cette cagnotte, car dans le temps, Larbi Ajjoul et Nacer Hajji (Respectivement ministre de la Poste et des nouvelles technologies et secrétaire d’Etat au même ministère, ndlr), qui voulaient contrôler le processus de privatisation, allaient, pour faire vite, céder la licence pour une bouchée de pain à des Malaisiens. Heureusement qu’il y avait Azoulay et Terrab pour dire ‘faites attention, il y a une manne à ne pas rater ‘”, avoue un ex-ministre socialiste qui n’a pas souhaité s’exprimer à visage découvert.

“Le problème, c’est que nous avons adopté une conception financière des privatisations, c’était simplement le moyen de financer les dépenses sociales que nous avions promis d’engager”

Saïd Saadi

Or, la cession au pas de charge d’entreprises publiques majeures ne passe pas le tamis de l’opinion. De fait, la manne, au lieu de servir à engager des projets structurants, est utilisée à des fins court-termistes. Selon Saâdi, “le problème, c’est que nous avons adopté une conception financière des privatisations, c’était simplement le moyen de financer les dépenses sociales que nous avions promis d’engager”. Or, en dépit de la généralisation de l’enseignement primaire, du raccordement à l’eau potable du monde rural, de l’élargissement du réseau électrique et des efforts de désenclavement des régions, les besoins demeurent considérables. Si bien que le roi prend encore les devants.

Super-walis, super-pouvoirs

Le 27 juillet 2001, Mohammed VI nomme des walis aux pouvoirs élargis à la tête des régions. De profil manageriel, ces technocrates, souvent issus du management de grandes entreprises publiques, ont pour consigne de privilégier l’efficacité à toute autre considération. L’inflexion sonne comme un désaveu criant de la gouvernance socialiste, mais aussi des maigres tentatives de décentralisation qu’en son temps Hassan II avait (de façon protocolaire) esquissées.

Les super-walis, ces as de la gestion froide et rationnelle, seront, à la suite d’un remaniement, rattachés à un ministre issu de l’entreprise privée, Driss Jettou. Nommé ministre de l’Intérieur en remplacement de Ahmed El Midaoui, ce manager est une synthèse de tout ce que plébiscite le nouveau concept d’autorité. Dépolitisé mais ayant une longue expérience des arcanes de l’Etat, ex-ministre du Commerce et des Finances, discret et redoutable négociateur, il a la cote auprès du Palais. D’autant qu’il semble parfaitement s’entendre avec les nouveaux hommes du régime.

Anciens camarades de classe de Mohammed VI au collège royal, mais également ex-figures de l’ère hassanienne retrouvant une nouvelle jeunesse, ils bénéficient de la confiance du monarque. En premier lieu: Fouad Ali El Himma. Ami intime du roi et ancien chef de cabinet de “Smiyet Sidi”, il hérite du secrétariat d’Etat à l’Intérieur à la suite du limogeage de Driss Basri.

El Himma est de tous les dossiers. Point de liaison avec les partis politiques, il surveille les milieux islamistes comme le lait sur le feu. “Qu’on ne s’y trompe pas, les personnes puissantes du cabinet royal s’accaparaient la prise de décision, leurs noms: El Himma, Moâtassim, Rochdi Chraïbi et Zoulikha Nasri”, précise ce conseiller de Youssoufi. Quid d’André Azoulay ? “Son étoile avait déjà pâli, mais il se donnait ce rôle dans les médias”, poursuit le conseiller qui a dû composer cinq ans durant avec l’interventionnisme de “l’entourage” royal. Face à l’hégémonie du premier cercle, l’équipe de Youssoufi est acculée à une certaine forme d’impuissance.

OPA royale sur la Moudawana

Cette impuissance n’est jamais aussi manifeste qu’à l’occasion du débat devant mener à l’adoption de la Moudawana. C’est un jeune cadre du PPS qui aura la lourde tâche de concrétiser ce projet. Saïd Saâdi, secrétaire d’Etat chargé de la Protection sociale, de la Famille et de l’Enfance, économiste, sociologue, conférencier international, progressiste devant l’éternel, entame ce combat la fleur au fusil.

Son “Plan d’intégration de la femme au développement” est combattu par les oulémas et le ministre des Habous. Les modernistes mobilisent les ONG pour pousser dans le sens d’une réforme la plus audacieuse possible, tandis que le MUR, le PJD, Al Adl Wal Ihsane s’associent pour faire bloc contre un Code de la famille jugé opposé aux valeurs islamiques. Au sein même de la majorité, les avis divergent.

L’Istiqlal, après avoir soutenu la réforme, prend peu à peu ses distances. Les partis administratifs soutiennent à demi-mot et, comme le RNI, réclament une réforme conforme à la Charia, tandis que le PJD, jusqu’ici “soutien critique” du gouvernement, bascule dans l’opposition.

Le 12 mars 2000, deux marches, l’une progressiste, l’autre conservatrice, mettent à nu les profondes divisions qui clivent la société marocaine. Ce test de “réformisme” grandeur nature se révélera fatal pour l’indépendance de l’Exécutif. Isolé, Saâdi sort groggy de ce combat et saute à l’occasion d’un remaniement ministériel. Abbas El Fassi, fervent opposant à la réforme du Code de la famille, réagit cyniquement. “Après avoir combattu mon projet de loi avec la dernière énergie, il m’appelle et me félicite pour le travail que j’ai accompli à la tête de mon secrétariat d’Etat”, se remémore Saâdi.

Toujours est-il que Youssoufi jette l’éponge et demande l’arbitrage royal. Une commission présidée par Driss Dahhak et comprenant des oulémas et trois intellectuelles, dont Rahma Bourqia, travaille dans la discrétion la plus totale pour remonter son rapport au roi, qui devra trancher. “Au début, le Palais nous a laissé faire, mais après on m’a signifié que je devais tempérer, et tout ce qui était en relation avec la religion était du domaine du roi, il fallait reculer et s’occuper des volets éducation, santé procréative, habilitation économique et habilitation politique et juridique de la femme”, nous confie Saâdi.

Youssoufi, victime des médias

Dans le pays, la page Hassan II tournée, une bouffée de liberté s’empare de la société. Cette fringale de parole affranchie s’apparente à une catharsis générale. Elle est en outre catalysée par la naissance d’une presse indépendante, audacieuse, tranchant avec les journaux partisans d’antan. Sa méthode: enquête, révélations, éditoriaux décomplexés.

Nul n’est immunisé contre les assauts des nouveaux médias. Ni le roi, ni son entourage, ni les hauts commis de l’Etat, et encore moins le gouvernement, taxé de vouloir ménager la maison royale au point de fouler aux pieds les maigres acquis de l’Alternance.

On n’épargne rien au gouvernement Youssoufi. Toutes les réformes engagées sont descendues en flamme, hormis une loi sur la concurrence qui fait à peu près l’unanimité. La critique va crescendo jusqu’à atteindre son paroxysme avec la publication par l’hebdomadaire Le Journal d’une lettre de Fqih Basri.

Cette figure de l’opposition de gauche, ancien camarade de Mehdi Ben Barka, deux fois condamné à la peine capitale, qui a connu l’exil avant de faire son retour au Maroc en 1995, décoche une flèche meurtrière. Dans sa lettre, Fqih Basri soutient que des personnalités de gauche, dont Abderrahmane Youssoufi, ont été complices du général Oufkir lors de son putsch raté en 1972. Si l’histoire officielle regorge de détails sur la conjuration censée abattre le Boeing de Hassan II au-dessus de Tétouan le 16 août 1972, il n’a jamais été question d’une quelconque implication de la gauche.

La Une du Journal fait vaciller le gouvernement d’Alternance qui, dans un premier temps, publie un communiqué décrivant “une campagne mensongère visant la stabilité du pays”. Le Journal est accusé de “jeter le doute sur la fidélité des partis au trône, aux institutions sacrées et aux symboles de l’histoire”.

C’en est trop pour Youssoufi, qui décide d’interdire les journaux ayant relayé la lettre polémique. “Abderrahmane était offusqué car il était très susceptible, et quand une information ou une analyse n’était pas très objective, il se crispait, mais il respectait la liberté de la presse. Or, là, Le Journal disait que la gauche était impliquée dans les coups d’Etat et que Bouabid était au courant. Il s’agissait d’une contrevérité”, se souvient Larabi Jaïdi.

En décembre 2000, trois journaux subissent l’interdiction “définitive” de la primature et le directeur du Journal, Aboubakr Jamaï, est condamné à une peine de prison doublée d’une lourde amende pour diffamation. L’interdiction est levée quelques semaines plus tard, mais l’histoire a déjà inscrit cette interdiction au passif de Youssoufi. Ce dernier, alors que le monarque fête ses deux ans de règne, sent les choses lui échapper.

Autour de lui, les couteaux s’aiguisent. Camarades de la Koutla et de la majorité, l’Istiqlal, en la personne de son secrétaire général, Abbas El Fassi, passent à l’offensive. Perfidies, petites trahisons “entre amis”, remises en question publiques des politiques de l’Exécutif, le mot d’ordre est donné. Le frère USFP devient l’ennemi, et on place déjà ses pions en prévision du scrutin législatif de 2002.

La dernière maison sur la gauche

Les élections se profilent dans une ambiance tendue. La domination du Palais est à son plus fort. La démonstration en est donnée à l’occasion du discours du Trône du 30 juillet 2002.

Si le roi y a brièvement salué l’expérience de l’Alternance, la petite phrase qu’il ajoute laisse présager d’un dénouement défavorable au scénario d’une reconduction des socialistes : “L’Alternance a donné une culture du pouvoir à l’ancienne opposition, de même qu’elle a donné une culture d’opposition à l’ancienne majorité.” A la veille d’un scrutin marqué encore une fois par la balkanisation du paysage politique, toutes les combinazzione restent possibles.

Dans le même discours, le roi fait son propre bilan d’étape, égrenant “Ses” réalisations. Une manière de rappeler que c’est, en effet, le programme du cabinet royal et sa vision à lui pour le développement futur du pays qui prévalent quel que soit le verdict des urnes. Il rappelle donc la création de 11 agences supra-gouvernementales: le CCDH, Diwan Al Madhalim, la Commission de réforme de la Moudawana, celle de l’audiovisuel qui donne lieu plus tard à la création de la HACA, le fonds Hassan II, récipiendaire d’une bonne partie des recettes des privatisations, les fondations Mohammed V et Mohammed VI et la COSEF chargée de la réforme de l’enseignement…

Ce discours, déclamé à quelques semaines d’élections censées, du moins selon la perspective des socialistes, convertir l’Alternance consensuelle en Alternance démocratique, n’est pas de bon augure. A cette donne s’ajoute la montée d’inquiétudes autour du renforcement de la mouvance islamiste radicale.

Les premiers retours des “Afghans”, jihadistes marocains ayant partie liée avec Al Qaïda, alertent les services. La DST met la main sur Youssef Fikri, dont la cellule, prospérant à Sidi Moumen, s’active dans le pillage de villas cossues à Aïn Diab. “La Salafiya Jihadiya, c’est notre GIA à nous”, s’alarme le général Hamidou Laânigri, qui donne le ton à la traque à venir.

En juin 2002, une cellule d’Al Qaïda est démantelée alors qu’elle fomentait une attaque contre des vaisseaux de guerre britanniques et américains dans le détroit. Plus que jamais, le trio des sécuritaires, Al Himma, Laânigri et Hafid Benhachem, est au-devant de la scène.

“Il faut remettre le pays en marche“

C’est dire si l’ambiance entourant les législatives de 2002 est houleuse. Du côté de l’USFP, la défection de Noubir Amaoui, à la tête de la CDT, et sa création d’une formation dissidente, le Congrès National Ittihadi, fragilise le parti, qui aborde le scrutin en rangs dispersés.

Mohamed Elyazghi, soutenu par Driss Lachgar, donne pour consigne de voter à Casablanca en faveur de Mohamed Sajid, candidat de l’UC, contre Khalid Alioua, pourtant camarade de parti. “L’objectif d’Elyazghi est clair: liquider tous les proches de Youssoufi et pousser ce dernier à claquer la porte du parti”, écrit Mohamed Ettayea, dans son ouvrage Abderrahmane Youssoufi & les dessous de l’Alternance. Driss Lachgar se permet même de mordre les mollets du totem Youssoufi en l’insultant frontalement lors d’une réunion du bureau politique.

De son côté, Abbas El Fassi, en dépit du scandale Annajat, une affaire d’arnaque à l’emploi qui éclabousse le gouvernement d’Alternance et dont, alors ministre de l’Emploi, il fut à l’origine, se prépare à monnayer la “remontada” anticipée de son parti dans les urnes en se déclarant ouvertement candidat au poste de Premier ministre, sur le mode “Moul Nouba”. “Les querelles au sein de la Koutla, mais aussi de l’appareil socialiste, sont du pain bénit pour le Palais”, se remémore ce proche de Youssoufi.

De fait, une décision se prépare dans les arcanes de l’Etat profond. Le scrutin a lieu le 27 septembre 2002. A l’annonce des résultats par Driss Jettou, alors ministre de l’Intérieur, l’USFP décroche la première place, avec deux petits sièges d’avance sur l’Istiqal, 50 contre 48. Le PJD signe une ascension fulgurante avec 42 sièges et le RNI fait bonne figure avec 42 également.

D’emblée, les islamistes disent niet à toute participation à un gouvernement dirigé par les socialistes, préférant, sur le papier, une alliance avec l’Istiqlal. Les tractations patinent mais semblent converger vers deux coalitions possibles : USFP-RNI-hizbicules socialistes ou Istiqlal-PJD-MP. En somme, une ligne de crête séparant deux blocs, l’un progressiste, l’autre conservateur. Or, rien de tout cela ne se produit.

Début octobre 2002, c’est le deus ex machina. Le roi nomme un technocrate Premier ministre : Driss Jettou. “Mohammed VI a choisi un Premier ministre du Palais et non des partis, il a choisi un homme de confiance pour appliquer son programme à lui”, décrypte, au moment des faits, le politologue Abdelhay Moudden. Selon Saïd Saâdi, “en nommant Driss Jettou, le roi lui donne la consigne suivante: vous devez remettre le pays au travail”.

“L’idée que le roi ait choisi Jettou parce que Youssoufi et Abbas El Fassi ne s’étaient pas mis d’accord sur qui occuperait le siège de Premier ministre est du pipeau, les jeux étaient déjà faits”

Un ex-conseiller de Youssoufi

Si la Constitution de 1996 ne dispose pas que le monarque doive choisir le Premier ministre dans les rangs du parti arrivé en tête du scrutin, le précédent établi en 1997 laissait entrevoir une continuité. Ce ne fut pas le cas. Youssoufi y croyait pourtant. “L’idée que le roi ait choisi Jettou en raison du fait que Youssoufi et Abbas El Fassi ne se soient pas mis d’accord sur qui occuperait le siège tant convoité de Premier ministre est du pipeau, les jeux étaient déjà faits et la décision du Palais déjà prise”, juge un ex-conseiller de Youssoufi. Et de poursuivre: “L’homme qui correspondait à cette époque était Driss Jettou, et puis il ne pouvait pas gêner le nouveau roi dans l’édification de ses nouveaux projets.

Le chapitre Alternance est définitivement clos. “Ssi Abderrahmane”, cet homme d’Etat qui a fait de la transition pacifiée un leitmotiv, qui, de reniement forcé en reniement forcé a laissé se dissiper ses rêves d’Alternance démocratique, perd tout : son parti, qui choisit de rejoindre le gouvernement Jettou, la primature, qui échoit à un homme du sérail.

Mohammed VI en discussions avec Abderrahmane Youssoufi, au palais royal de Marrakech, le 14 février 2000. Au fur et à mesure, l’entourage royal a empiété sur les prérogatives du Premier ministre.Crédit: ABDELHAK SENNA / AFP

M6 referme la parenthèse

“Abderrahmane était dans la continuité, il n’avait à aucun moment envisagé le fait d’être remercié”

Larabi Jaïdi

Quand, le 9 octobre 2002, Le roi reçoit Youssoufi au palais de Marrakech pour lui signifier son départ, ce dernier croise son remplaçant au poste de Premier ministre, Driss Jettou accompagné de Meziane Belfkih. L’histoire ne dit pas si les deux hommes ont échangé des mots. “Abderrahmane était dans la continuité, il n’avait à aucun moment envisagé le fait d’être remercié”, nous confie Larabi Jaïdi.

Qu’à cela ne tienne, Youssoufi, fidèle à son habitude, reste stoïque. Il fait remarquer à Mohammed VI que sa décision est “contraire à la méthodologie démocratique”, et lui propose de choisir un autre cadre de l’USFP si tant est que le problème venait de lui, de sa gouvernance, de sa personnalité… Peine perdue. Youssoufi encaisse et s’en va assister à un Conseil des ministres prévu le même jour.

Au sein du “hizb”, le limogeage de Youssoufi surprend, mais pour beaucoup d’apparatchiks, l’occasion est venue d’écarter le vieux leader des commandes du parti. L’attrait du pouvoir aiguise les appétits. Outre un communiqué protocolaire dénonçant la rupture du cycle démocratique, Youssoufi est bien obligé de reconnaître que les cadres du parti de la rose veulent poursuivre l’aventure gouvernementale.

Certains entament déjà des tractations secrètes avec Jettou. “Ce fut une erreur, il ne fallait pas continuer”, regrette Jaïdi. Le nouveau patron de l’Exécutif accepte de reconduire l’essentiel des ministres socialistes. Au moment de démissionner du parti, le 28 octobre 2003, Youssoufi a cette phrase lourde de sens, rapportée par Ettayea : “Il ne reste plus de partis… il ne reste plus de politique… il ne reste plus de sérieux.”

Mais avant de tirer définitivement sa référence de la scène politique, Youssoufi signe un ultime témoignage pour l’histoire: le discours de Bruxelles. Sur invitation de Laurette Onkelink, vice-Premier ministre belge, il participe au forum du dialogue politique et des civilisations le 25 février 2003. Signe des temps et preuve de l’isolement du Zaïm, celui-ci n’est accompagné que d’un seul fidèle, l’homme des dossiers sociaux, son conseiller Driss Guerraoui et actuel président du Conseil de la concurrence.

C’est là qu’il déclame son fameux discours, un vade-mecum précis de ce que fut l’Alternance. Youssoufi y dénonce l’implantation d’une “troisième force” extérieure à la dualité historique du royaume, soit le Palais et le Mouvement national, tous deux détenteurs d’une légitimité institutionnelle. Le leader socialiste détaille le long et laborieux cheminement de l’opposition vers l’option Alternance proposée par Hassan II : “Nous devions choisir entre la participation au gouvernement au moment où l’on savait que l’état de santé de notre roi était préoccupant (…) ou bien attendre l’intronisation de notre nouveau souverain pour négocier avec lui les modalités de participation (…) Nous avons privilégié l’intérêt de notre pays.”

C’est donc au nom de ce même intérêt que Youssoufi, bien qu’évincé, bien que meurtri, de l’aveu de ses proches, laisse le bureau politique de l’USFP trancher en faveur d’une participation au gouvernement Jettou. “Aujourd’hui, cette expérience (l’Alternance, ndlr) s’est achevée sans qu’elle ait débouché sur ce que nous attendions d’elle, à savoir l’orientation vers la démocratie par les avancées historiques qui constitueraient une coupure avec les pratiques du passé”, juge l’ex-Premier ministre de Mohammed VI.

Abderrahmane Youssoufi ponctue son intervention par une phrase sibylline, chargée de symbolique, une sorte de message codé à destination de qui de droit: “Espérons ne pas perdre dans l’avenir la faculté de rêver”. Le vœu d’un Premier ministre privé de son alternance démocratique. Mohammed VI, quant à lui, entame une deuxième phase de règne accompagné, à la primature, d’un technocrate maison.

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IER, solder les années de plomb

Lorsque le roi décide de réactiver l’Instance d’arbitrage indépendante, un mécanisme de justice transitionnelle qui devra se pencher sur les exactions du régime depuis l’indépendance, son plan est on ne peut plus clair: déterminer la responsabilité de l’Etat dans les violations des droits l’homme et indemniser les victimes, mais sans révéler l’identité des bourreaux.

L’ouverture de ce dossier incite les victimes à s’organiser pour faire valoir leurs droits. Sous la houlette de Driss Benzekri, qui lance le Forum marocain pour la vérité et la justice (FMVJ), en novembre 1999, des séances de témoignages publics lèvent le voile sur un passé cauchemardesque fait de tortures et de disparitions forcées.

Les émeutes de 1965, 1981, 1984, 1990, le bagne secret de Tazmamart, la répression des révoltes du Rif, tout y passe. Benzekri est sur tous les fronts. Il réclame l’instauration d’une commission vérité indépendante inspirée du modèle sud-africain, qui, quelques années plus tard, donnera lieu à la naissance de l’Instance équité et réconciliation.

Discours d’Ajdir: un premier pas vers l’officialisation de l’amazigh

A l’avènement de Mohammed VI, le nombre d’associations explose jusqu’à franchir le cap des 30.000 à fin 2001. Le roi est attentif aux bruissements de la société. La question amazighe en particulier suscite son intérêt. Hassan II, dans un discours datant du 20 août 1994, avait concédé que la “berbérité fait partie du patrimoine national”, il a néanmoins tenu à rappeler que la seule langue rassemblant les Marocains était “loughat addad”, à savoir l’arabe.

Mohammed VI, lui, affiche clairement sa volonté d’offrir un cadre institutionnel pérenne à la culture amazighe. A Paris Match, il confie qu’il est lui-même “à moitié berbère (du côté de sa mère, ndlr.), je ne peux renier une partie de ma culture et de mes gènes”. Advient alors le discours d’Ajdir du 17 octobre 2001 qui pose les jalons d’une officialisation.

Le souverain y décrit l’identité marocaine comme plurielle et bâtie autour d’affluents à la fois amazigh, arabe, subsaharien, africain et andalou. Dans une interview à la MAP marquant le dixième anniversaire du discours d’Ajdir, Ahmed Boukouss explique que le roi a souhaité transmettre le message selon lequel “la culture amazighe n’est pas l’apanage d’une frange de la population, qu’il s’agit d’un bien commun à tous les Marocains arabophones ou amazighophones, et que la complémentarité des deux cultures fait la richesse nationale.”

Dans la foulée, l’IRCAM voit le jour. Cette institution, dédiée à la promotion de la culture amazighe, ouvre la voie à une diffusion plus organique de la berbérité dans le système éducatif, entre autres sphères. Deux ans après Ajdir, le nombre d’enseignants de la langue amazighe passe de 807 à 12 182 et celui des écoles de 317 à 3425.