Je n’avais pas de logement fixe à Paris. Je dormais chez des ouvriers qui travaillaient la nuit et dormaient le jour. M’hamed Yazid, alors militant du Front de libération algérien (FLN), qui deviendra plus tard ministre de l’Information et porte-parole du gouvernement provisoire, et Bachir Boumaâza, un des leaders du FLN, qui occupera plusieurs postes ministériels sous Ahmed Ben Bella, m’ont proposé — qu’ils en soient remerciés — de m’installer dans une résidence de la banlieue de Paris.
Archive : article paru dans le numéro 801 de TelQuel publié le 8 mars 2018
C’était un quartier où résidaient plusieurs militants recherchés, bien dissimulés des autorités françaises. J’ai décliné l’offre en les remerciant, préférant m’exiler à Poitiers où j’ai fini mes études universitaires et obtenu ma licence en droit. (…) Après l’exil de Mohammed Ben Youssef et sa famille, le 23 août 1953, les premières cellules de résistance ont décidé de riposter par la violence, ce qui nécessitait d’avoir des armes aux quatre coins du royaume pour affronter les autorités coloniales.
Nous étions désormais en mesure d’envoyer des lettres cryptées, que les Français étaient incapables de comprendre. Un élément avait joué en notre faveur : en décidant de contraindre Mohammed V à l’exil, les autorités françaises n’avaient pas consulté les Espagnols, qui occupaient le nord marocain et son Sahara. Ce qui a été considéré comme une humiliation par ces derniers (…) La résistance marocaine, qui était active à Tanger et dans le nord, a profité de cette absence de coordination pour faire de la région un espace pour la résistance et le Mouvement national. Le nord s’est ainsi transformé en terrain où nous pouvions réunir armes et munitions. C’était également un lieu sûr pour les réunions des dirigeants du Mouvement national et de la résistance, puis de l’Armée de libération.
Le nord constituait aussi un refuge pour les membres de la résistance et du Mouvement national recherchés par les autorités coloniales françaises. C’est ainsi qu’ont été constitués des réseaux pour sauver des résistants menacés d’arrestation ou pour fournir des armes et des munitions aux cellules de la résistance (…) Un jour, par pur hasard, j’ai rencontré un Algérien, le docteur Isâad, médecin exerçant à Tanger. En me saluant, après avoir tenu longuement ma main, il me dit : “La température de ton corps est très élevée.” Puis il a insisté pour que je l’accompagne dans sa clinique, où il a constaté que j’avais deux trous dans le poumon droit. Il m’a alors demandé de cesser toute activité personnelle et résistante, et de quitter Tanger pour Tétouan, étape avant Madrid.
Pour l’anecdote, son conseil médical m’a permis d’échapper, une nouvelle fois et tout à fait par hasard, à une arrestation. A Madrid, j’ai rencontré Ahmed Balafrej, qui m’a donné l’adresse du docteur Marcos Villaverde, un chirurgien marié avec la fille de Franco. Ahmed Balafrej était atteint de tuberculose (…) Après plusieurs diagnostics, le chirurgien a réalisé, lors d’une première opération, l’ablation de la moitié de mon poumon droit, puis à la deuxième moitié au cours d’une seconde opération. Pendant ma convalescence, j’étais suivi par un jeune médecin, que j’ai recroisé plus tard après la chute du régime de Franco. Il était devenu une des figures les plus importantes du parti socialiste espagnol. Il m’avait confié après mon opération qu’il militait clandestinement au sein du parti socialiste.”
Dina, Boumediene et la princesse
“Nous avons tenu une réunion de coordination dans le cadre de l’Armée de libération avec des responsables de la résistance algérienne, où étaient présents les frères Boudiaf et Mohamed Larbi Ben M’hidi. La discussion a tourné avec insistance autour de la recherche d’armes pour équiper les membres de l’Armée de libération, des armes autres que celles qu’utilise la résistance dans les villes. C’est qu’il fallait disposer d’un arsenal efficace pour faire face à une armée. Les leaders maghrébins avaient réclamé des armes à Jamal Abdel Nasser pour pouvoir lutter à égalité avec les autorités coloniales. Ahmed Ben Bella s’est chargé, avec un agent secret égyptien, de cette première livraison aux armées de libération marocaine et algérienne, une opération qui devait être menée dans la plus grande discrétion afin de ne pas dévoiler l’implication de l’Egypte. Dans un premier temps, il fallait trouver un bateau privé n’appartenant à aucune institution, avant de s’assurer que les déplacements du bateau ne puissent pas être tracés. Nous avons jeté notre dévolu sur le bateau Dina que nous n’avons pas eu besoin de voler.
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Il nous a suffi d’expliquer notre cause à son capitaine d’origine grecque, Milan Bacic, pour qu’il accepte de nous accompagner dans l’aventure. Chargé dans la plus grande discrétion de 21 tonnes d’armes, le bateau a largué les amarres le 28 février 1955 en direction des plages du nord du Maroc, avec un retard dû aux conditions météorologiques. Ce qui l’a contraint à faire des arrêts dans certains ports, dont ceux de Derna, Benghazi et Tripoli en Libye, Palerme en Italie et, ensuite, à Melilia. Arrivé enfin à destination, à Cap-De-l’eau près de Nador, les 21 tonnes d’armes ont été stockées dans (…) une maison à trois kilomètres de la plage. Des gardes de la marine espagnole effectuaient régulièrement des rondes de contrôle pour inspecter les plages.
Afin de ne pas éveiller les soupçons, les militants ont eu l’idée de lâcher un troupeau de moutons afin d’effacer les traces de nos pas et des caisses déchargées. Les autorités espagnoles ne se sont rendu compte de l’opération que quelques jours plus tard (…) Il y avait à bord du bateau Houari Boumediene, Mohamed Boukharrouba de son vrai nom, qui poursuivait ses études à Al Azhar, avant d’être coopté par Ahmed Ben Bella pour se joindre à une formation militaire dans un camp militaire égyptien avec un mouvement d’étudiants (…) Le militant Saïd Bounaïlat l’avait porté sur ses épaules du bateau à la plage (…) Après la mort en Egypte du martyr [Milan Bacic, le capitaine du bateau, ndlr], le prince Moulay El Hassan s’est rendu en Egypte pour la célébration de la nationalisation du canal de Suez. Il a rendu à cette occasion visite à la famille de Milan pour remettre à sa femme et sa fille Milca des cadeaux symboliques en reconnaissance du soutien de Bacic à la lutte du peuple marocain pour son indépendance. Milca est devenue la femme de mon ami cher, le militant et diplomate algérien Lakhdar Brahimi. Le bateau Dina, qui a transporté la première caisse d’armes pour combattre la colonisation, est ainsi entré dans l’histoire marocaine. Le bateau appartenait à Dina Bent Abdelhamid, princesse progressiste égyptienne devenue plus tard l’épouse du roi Hussein de Jordanie.”
Première arrestation
“Le 14 décembre 1959, les autorités marocaines ont saisi le journal Attahrir en interdisant sa diffusion au prétexte que l’éditorial contenait la phrase : “Si le gouvernement est comptable devant Sa Majesté le roi, il est aussi comptable devant l’opinion publique.” Ces pratiques n’avaient rien d’inhabituel à cette époque, dans la mesure où une censure sévissait illégalement contre la presse partisane en général et contre la presse ittihadie en particulier. Mais, cette fois-ci, les autorités, excédées par le ton de l’éditorial, ne se sont pas contentées de saisir le journal et d’interdire sa diffusion. Elles ont aussi arrêté son directeur de publication, Mohamed Fqih Basri, chez lui à Casablanca. Rédacteur en chef d’Attahrir, j’ai aussi été arrêté alors que je me trouvais dans mon bureau au journal. Nous avons ensuite été transférés à la prison de Laâlou à Rabat.”
Entrevue avec Mohammed V
A ma sortie de prison après ma première arrestation en 1959, période où le gouvernement Abdellah Ibrahim avait été renvoyé pour être remplacé par un gouvernement dirigé par Mohammed V et le prince héritier Moulay El Hassan, je me suis rendu en Tunisie pour rencontrer les leaders de la révolution [algérienne, ndlr] afin de recueillir leurs missives à remettre aux leaders détenus en France. Lors de mon voyage retour, afin d’éviter les aéroports français, j’ai embarqué dans un train en direction de Genève où je devais prendre l’avion pour le Maroc. A Genève, j’ai rencontré par hasard Ahmed Osman et Mohamed Aouad, qui m’ont demandé de les accompagner pour rencontrer Mohammed V, en villégiature dans la ville suisse. Je me suis excusé en leur disant que Sa Majesté était là pour se reposer et qu’il serait impoli de le déranger. Le lendemain, les deux hommes ont rappliqué pour m’informer que Sa Majesté désirait me voir. Une fois arrivé à la résidence du roi, il a demandé à me voir seul. Il m’a dit que la demeure où il séjournait appartenait à un de ses amis du Golfe et s’est enquis de la situation tunisienne.
Je lui ai expliqué que les nouvelles n’étaient pas bonnes, car le président Bourguiba persistait à vouloir reconnaître la Mauritanie. Sa Majesté m’a répondu que Smyet Sidi (le prince héritier Moulay El Hassan) l’a appelé aussi de New York où il a assisté à l’Assemblée générale des Nations Unies pour lui faire part du même sentiment d’inquiétude : la position de l’ONU ne sera pas en faveur du Maroc. Il a insisté pour connaître mon avis en toute franchise. J’ai rappelé à Sa Majesté qu’après son exil, lorsqu’il était à Saint-Germain-en-Laye, la résistance et le Mouvement national lui ont transmis par l’intermédiaire du docteur Abdellatif Benjelloun une lettre dans laquelle nous affirmions notre attachement à son retour mais aussi notre attachement à la libération de tous nos territoires occupés par la France, l’Espagne ou par les puissances étrangères.
Ceci en se répartissant les rôles visant la construction d’un Etat indépendant et la poursuite de la résistance jusqu’à la libération entière du Maroc, en coordination avec la révolution algérienne pour affaiblir les forces coloniales. Et j’ai ajouté : “C’est la différence entre ce que voulait Fqih Basri au nom de la résistance et l’Armée de libération, et ce que voulait Abdelkrim El Khatib, qui demandait l’intégration des éléments de l’Armée de libération au sein de l’armée de libération royale”. Mohammed V, que Dieu ait son âme, m’a répondu : “C’est vrai que nous nous sommes trompés en nous attelant à la construction d’un Etat avant d’achever la libération totale du Maroc.” Ce fut ma dernière rencontre avec lui, puisqu’il est décédé à peu près quatre mois plus tard.
El Fassi et Ben Barka, un rendez-vous raté
Depuis des décennies, j’ai la profonde conviction que si les circonstances avaient permis à El Fassi et Ben Barka de se connaître et de se découvrir davantage à travers des débats politiques et intellectuels et à travers un travail quotidien commun, il n’y aurait jamais eu de scission au sein de l’Istiqlal. Je pense aussi la même chose dans le cas du prince héritier Moulay El Hassan, Mehdi Ben Barka et Mohamed Fqih Basri. S’ils avaient plus communiqué, nous aurions évité de prendre de fausses routes qui ont retardé le développement du pays. Et le Maroc serait tout autre aujourd’hui.
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