Dans une circulaire envoyée le jeudi 30 avril aux parquets du royaume, le président du ministère public a livré les premiers chiffres concernant les violences faites aux femmes depuis le début de la mise en quarantaine. Au total, 892 plaintes liées à différents types de violences (physiques, sexuelles, économiques, psychologiques…) ont été déposées auprès des différents tribunaux du royaume entre le 20 mars et le 20 avril (148 d’entre elles ont fait l’objet de poursuites pour le moment), soit dix fois moins que la moyenne mensuelle qui s’élève à environ 1500 plaintes.
“Coexistence naturelle dans le calme”
S’il est encore “trop tôt pour tirer des conclusions claires sur le niveau de violence domestique à l’égard des femmes pendant la période de quarantaine”, selon le procureur général, les statistiques disponibles, qui recensent uniquement les affaires portées devant la justice, “augurent bien de la stabilité de la famille marocaine, son harmonie et sa volonté de coexistence naturelle dans le calme, même dans les circonstances les plus difficiles”, affirme-t-il.
Le procureur général appelle les parquets du royaume à ne pas baisser la garde pour autant, et à développer des plateformes numériques et applications pour recueillir les plaintes relatives aux violences faites aux femmes. Si la démarche est louable, les arguments avancés par le procureur pour expliquer la baisse du nombre de plaintes font grincer des dents les associations féministes.
Justice confinée
“L’intérêt du ministère public pour le problème des violences faites aux femmes pendant le confinement est apprécié par les associations féministes, mais je ne suis pas d’accord avec la cause avancée par le procureur général pour expliquer cette baisse, qui serait due à l’entente au sein des familles”, indique Fatima Zohra Chaoui, présidente de l’Association marocaine de lutte contre la violence à l’égard des femmes.
“Le fait qu’il y ait 892 plaintes déposées en un mois de confinement, période pendant laquelle il est très difficile de porter plainte, est déjà significatif”
“Les causes de cette baisse sont d’abord la difficulté d’accès à la justice pour les femmes pendant le confinement. La plupart sont analphabètes, donc l’accès à Internet pour le dépôt de plainte électronique n’est pas évident, et celles qui viennent de milieux pauvres n’ont ni ordinateur ni smartphone”, souligne la militante associative.
“Elles ont également des difficultés à quitter le foyer conjugal pour porter plainte ou demander de l’aide, et les femmes qui travaillent dans le milieu informel pour subvenir aux besoins de leur famille sont désormais dépendantes financièrement de leur mari depuis le confinement, ce qui peut freiner leur volonté de porter plainte”, ajoute Fatima Zohra Chaoui qui déplore que le fonds spécial alloué à la gestion de la pandémie n’ait pas pris en considération les femmes travaillant dans le secteur informel et dont les époux ne subviennent pas aux besoins de la famille en temps normal.
“Si l’époux est inscrit au Ramed, il a pu bénéficier de la subvention prévue par le fonds Covid-19, mais l’argent récolté sert bien souvent à ses addictions, il n’en fait pas forcément bénéficier sa famille”, estime la présidente associative qui regrette aussi le fait que le ministère public n’ait pas alloué de budget pour créer des centres d’hébergement pour les femmes victimes de violences. Celles-ci peuvent se retrouver à la rue ou subir la violence chez elles, “pouvant mener à un suicide ou à un meurtre”.
État d’urgence sélectif
Même son de cloche chez Saïda Kouzzi, avocate et membre fondatrice de l’ONG de défense des droits des femmes MRA Women. Selon elle, les arguments avancés par le procureur ne sont que des “spéculations” qui n’ont pas lieu d’être puisque lui-même dit qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions sur la baisse du nombre de plaintes.
“Ce qui est alarmant, c’est que seules 148 plaintes ont donné lieu à des poursuites judiciaires, alors qu’on est dans un état d’urgence”
“Le fait qu’il y ait 892 plaintes déposées en un mois de confinement, période pendant laquelle il est très difficile de porter plainte, est déjà significatif, car beaucoup de femmes pensent que ce n’est pas le moment ou craignent la vengeance de leur mari. Cela veut dire que 892 femmes ne pouvaient pas du tout supporter leur situation”, souligne-t-elle.
“Ce qui est alarmant, c’est que seules 148 plaintes ont donné lieu à des poursuites judiciaires, alors qu’on est dans un état d’urgence. Cela pose des questions sur l’efficacité du système judiciaire marocain et montre à quel point on ne met pas en priorité la sécurité des femmes”, estime la militante associative. “Aussi, dire que la stabilité et l’harmonie des familles peuvent expliquer cette baisse est déplacé et met encore plus la pression sur les femmes. C’est comme si on leur disait ‘Tais-toi, ce n’est pas le moment de porter plainte’”.
Le silence tue
Pour Ibtissame Betty Lachgar, militante féministe et co-fondatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), qui avait alerté au début du confinement sur le risque de hausse des violences conjugales, la circulaire du procureur pose en effet problème à plusieurs niveaux.
“On alerte sur la nécessité que le voisinage soit attentif et puisse aider les femmes à déposer plainte”
“Il ne parle à aucun moment de féminicide, et l’argument avancé concernant ‘l’harmonie de la famille marocaine’ est exactement le genre de commentaires que l’on peut entendre de la part des masculinistes. C’est une banalisation des violences faites aux femmes, comme si on mettait en doute la parole des victimes et qu’on minimisait le problème”, estime la militante. “On sait également qu’il est très difficile pour les femmes enfermées 24 h/24 avec leur bourreau de porter plainte. C’est pour cela qu’on alerte sur la nécessité que le voisinage soit attentif et puisse aider les femmes à déposer plainte.”
Selon elle, les chiffres avancés par le ministère sont “bien en deçà de la réalité”, et ne prennent pas en compte les failles du système judiciaire et de la loi 103-13 sur la lutte contre les violences faites aux femmes : “Il y a de toute façon des lacunes dans la prise en charge et la sécurité des victimes. La loi n’assigne par exemple aucun devoir à la police dans le cas des violences domestiques”, rappelle-t-elle.