Chronique d’un confinement. Jour 36

Confinée dans son appartement parisien, notre chroniqueuse Fatym Layachi nous fait le récit quotidien d’une vie entre quatre murs.

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Jour 36. J’ai l’impression que la temporalité est un peu déformée.

Mardi 21 avril

Jour 36

La sixième semaine de confinement a démarré. Et dire qu’il y a à peine plus d’un mois, je mangeais un couscous chez ma tante à Casa. Tout allait bien. Je devais aller au mariage d’un ami le lendemain. La fête a été annulée et je me suis retrouvée à prendre un avion pour rentrer à Paris. Ça paraît si loin. Ça paraît presque appartenir à une autre ère. Ça paraît si léger aussi. Le temps, depuis, semble s’être alourdi et allongé. Ou arrêté peut-être. J’ai l’impression que la temporalité est un peu déformée. Nous avons désormais une notion du temps assez nouvelle. Qu’en restera-t-il à la fin de l’épidémie ?

Le temps semble complètement distordu. Comme si le temps avait lâché du lest.

Et j’ai l’impression que nous aussi, nous avons, collectivement, un peu lâché du lest. Qu’on est un peu plus détendus par rapport au confinement. Un peu moins stricts. Et je trouve ça hallucinant. La pandémie est loin d’être finie pourtant.

Confondons-nous consanguinité et confinement ? Portes blindées et immunité sérologique ?

J’ai lu que dans certaines villas casablancaises, il y avait encore des grandes tablées à l’heure du déjeuner et des funérailles avec des dizaines de gens se recueillant côte à côte. Mais à quoi joue-t-on ? Confondons-nous consanguinité et confinement ? Portes blindées et immunité sérologique ? Dans le même registre et tout aussi énervant, j’ai vu des gens se promener sur les quais de Seine en mangeant une glace. Ces images de détente absolue sont effarantes.

Autant en 2015, lorsqu’au lendemain de cette horrible nuit d’attentats, on s’est tous retrouvés en terrasse le 14 novembre, je nous ai trouvé héroïques. Héroïques et résilients et inconscients aussi mais c’était beau. Ça avait du sens. Autant là, je nous trouve juste très cons. Cons, inconscients et tellement égoïstes.

C’est vrai que le temps est long et que c’est tentant de se croire à l’abri, de se croire invincible. Mais c’est stupide finalement.

L’autre chose qui m’agace un peu en ce moment, c’est que j’ai l’impression qu’il y a une sorte d’injonction à faire des choses formidables de son temps. Comme s’il fallait sortir de là en ayant lu tout Proust, compris les mythes fondateurs, écouté de brillants podcasts, après s’être initié à la méditation et défié la gravité en faisant du Pilates. Sans oublier qu’il faut aussi sortir de là en maîtrisant parfaitement la recette du pain au levain instagramable, et savoir se couper les cheveux avec des ciseaux de cuisine.

Personnellement, à part pour ma frange que je coupe depuis bien longtemps aux ciseaux de cuisine, j’y crois moyennement à cet ambitieux programme. Je vais me contenter d’essayer de faire un régime et d’arrêter de manger n’importe quoi. Si je pouvais sortir de là avec des fesses pas trop flasques, ce serait déjà très bien. Il faut se rendre à l’évidence, je ne vais pas maîtriser l’intégralité de la recherche du temps perdu dans les trois prochaines semaines.

Et puis je suis plutôt d’avis de refuser ces injonctions à la productivité, à l’appétit spirituel, à la curiosité. J’ai même entendu quelque part que l’ennui serait un échec de la curiosité. Je trouve ça bien joli comme phrase dans l’absolu, mais concrètement ça ne veut pas dire grand-chose. Encore moins en ce moment.

J’estime qu’on a le droit de s’ennuyer, comme on a le droit d’angoisser. On n’est pas obligé de réussir ce confinement. D’ailleurs qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire réussir son confinement ?