“Face à la crise, il ne faut ni austérité ni excès, mais solidarité, responsabilité et juste milieu”

Ministre délégué au Budget entre 2012 et 2016, Driss El Azami El Idrissi prophétise des hausses d’impôts et de l’inflation si l’endettement et le creusement du déficit préconisés par Aziz Akhannouch en cette période de crise sanitaire sont appliqués.

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Driss El Azami El Idrissi au Parlement. Crédit: Rachid Tniouni / TelQuel

Dans une contribution signée par Aziz Akhannouch, président du RNI, et publiée dans l’édition du 14 avril 2020 du quotidien Aujourd’hui Le Maroc sous le titre “Face à la crise, il faut soutenir la demande, maintenir l’offre et s’éloigner de l’austérité”, le ministre de l’Agriculture défend, à juste titre d’ailleurs, le fait qu’à la sortie de crise, l’Etat devra accompagner les acteurs jusqu’à ce qu’ils soient remis sur pied, soulignant que les opérateurs économiques auront besoin d’un accompagnement et d’un soutien sans faille.

Monsieur Akhannouch considère que le discours donnant la priorité aux recettes de l’Etat, et posant l’équation aujourd’hui en termes de dualité entre le sauvetage de l’Etat ou celui des entreprises, doit absolument cesser. Pour lui, ceux qui prônent aujourd’hui une politique d’austérité font une grossière erreur.

“La dette d’aujourd’hui, avec laquelle on chercherait à soutenir les entreprises, se traduirait par des impôts et/ou de l’inflation demain”

Driss El Azami El Idrissi

Le ministre estime que pour organiser la sortie de crise, l’Etat n’a d’autre choix que de s’endetter, de prendre des risques et d’accompagner les acteurs jusqu’à ce qu’ils soient remis sur pied. Il estime aussi que le Nouveau Monde post-Covid-19 sera marqué par la déconstruction de ces dogmes en matière de déficit public, car le pragmatisme qu’impose la situation l’emportera et les grandes économies ont toutes prévu des dépassements importants par rapport aux niveaux habituels de leur déficit budgétaire.

Pour lui, le moment n’est pas à l’austérité : ce n’est pas le niveau d’endettement à l’instant T qui est important, mais la trajectoire d’endettement à moyen et long termes. Devoir s’endetter pour surmonter un choc externe, subi, c’est normal !

Ce qui m’a le plus poussé à réagir à cette contribution, c’est le grand danger que j’ai senti dans un tel choix. Exhorter l’Etat à accompagner notre tissu économique, et surtout les secteurs les plus touchés, jusqu’à ce qu’ils soient remis sur pied, l’intention ne peut être que fortement applaudie et appuyée, mais là où le bât blesse, c’est sur le comment, notamment en proposant la normalité avec la dette et en prêchant la déconstruction de ce que la contribution a appelé “ces dogmes” en matière de déficit public.

De prime abord, il est utile de rappeler que la Constitution du royaume a défini des règles claires en matière de préservation de l’équilibre des finances de l’Etat et de l’aggravation des charges publiques. À cet égard, l’article 77 de la Constitution stipule que “le Parlement et le gouvernement veillent à la préservation de l’équilibre des finances de l’Etat. Le gouvernement peut opposer, de manière motivée, l’irrecevabilité à toute proposition ou amendement formulés par les membres du Parlement lorsque leur adoption aurait pour conséquence, par rapport à la loi de finances, soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation des charges publiques”.

Il est également utile de rappeler l’article 20 de la loi organique relative à la loi de finances : “En vue de préserver l’équilibre des finances de l’Etat prévu à l’article 77 de la Constitution, le produit des emprunts ne peut pas dépasser la somme des dépenses d’investissement et du remboursement du principal de la dette au titre de l’année budgétaire.

Nonobstant ces règles et principes constitutionnels, le choix du recours au creusement du déficit budgétaire et de la dette publique, comme un choix normal, demeure pour moi très risqué, voire dangereux et grave à plus d’un titre.

D’abord parce que ce choix est à contre-courant des efforts déployés et des résultats enregistrés par notre pays en matière d’assainissement des fondamentaux de notre économie, et qu’il risque de dilapider la somme en un clin d’œil. Des fondamentaux conquis grâce à des réformes politiquement courageuses ces dernières années dans le domaine de l’assainissement de nos finances publiques. Faut-il rappeler que ces fondamentaux, combien utiles, ont été le fruit d’un travail de fourmi entrepris entre 2012 et 2016 pour rattraper les dégâts causés aux finances publiques. Quel que soit le glissement, voulu ou subi, du déficit et de la dette publique, le retour à la maîtrise et à l’équilibre doit se faire tôt ou tard et au prix de sacrifices toujours douloureux pour les populations, les entreprises, la croissance et l’emploi. Il ne s’agit pas de dogmes, c’est tout simplement une question de gestion saine et équilibrée des finances publiques en faveur de la croissance et de l’emploi.

Faut-il rappeler que nous revenons de très loin ? En 2012, le déficit du budget atteignait 7,2 % du PIB en 2012 tandis que la dette a augmenté entre 2008 et 2009 pour atteindre 45 % du PIB. En raison du creusement du déficit, la dette a ensuite dépassé du 60 % du PIB. Grâce aux efforts déployés, le déficit budgétaire a pu être contenu pour représenter 3 % du PIB tandis que la dette a été maîtrisée pour être stabilisée à un niveau inférieur à 65 % du PIB. Ceci sans oublier la maîtrise du déficit jumeau, avec un solde du compte courant de la balance des paiements à un niveau permettant des réserves de change dépassant cinq mois d’importations de biens et de services, alors que ce solde a atteint un sommet de 9,5 % du PIB en 2012.

Ce sont ces fondamentaux qui ont permis à des secteurs comme la santé, l’éducation et à l’investissement public en général de rester à des niveaux sans précédent — atteignant plus de 190 milliards de dirhams par an. Notre pays a ainsi pu poursuivre son effort en matière d’investissements en infrastructures, oser une stratégie inédite et volontariste en matière d’énergies renouvelables, et élargir des programmes sociaux de grande envergure tels que les bourses estudiantines, TAYSSIR, RAMED, les aides directes aux veuves et bien d’autres.

Ensuite, ce choix est contre-productif, car il risque de mettre à mal les progrès réalisés et les résultats enregistrés, sur la base desquels nous avons bâti ces dernières années une notoriété internationale et une attractivité avérée. L’ascension fulgurante réalisée ces dernières années par le Maroc au niveau du classement Doing Business avec le rang 53 en 2020 (contre 60 en 2019, 69 en 2018, 68 en 2017, 75 en 2016, 94 en 2012 et 128 en 2010), n’est pas simplement due aux réformes audacieuses entreprises par le Maroc en matière d’environnement des affaires. Elle est aussi et surtout due à une gestion macro-économique responsable et rigoureuse, et à une dette et un déficit budgétaire soutenables et modérés.

Les fruits de cette ascension se font sentir, en particulier, au niveau de l’évolution soutenue, d’année en année, des flux nets des investissements directs étrangers, qui ont atteint 32.8 milliards de dirhams en 2018, contre 25.697 en 2017, 21.156 en 2016, 31.8 en 2015, 29.9 en 2014, 27.7 en 2013, 23.5 en 2012, 20.8 en 2011 et 13.2 en 2010. Cette évolution remarquable qu’on nous envie ailleurs n’est autre que le résultat de cette notoriété et de cette confiance soutenue dans notre pays grâce à sa stabilité politique, sociale et macro-économique.

Si le 3 avril 2020, l’agence de notation internationale S&P a confirmé la notation Investment grade du royaume avec une perspective stable, c’est parce qu’elle estime que cette notation est soutenue par le niveau modéré du poids de la dette, des niveaux de déficit maîtrisables et une stabilité politique et sociale, et ce, grâce notamment à la mise en œuvre de plusieurs mesures qui visent, entre autres, à réduire le chômage et les disparités.

La mobilisation, le 7 avril 2020, sans difficulté en cette période de chocs extrêmes dus au Covid-19, d’un tirage dans le cadre de l’accord au titre de la LPL conclu avec le FMI en 2012, et renouvelé pour la 3e fois en décembre 2018 pour un montant équivalent à près de 3 milliards de dollars, est due aux mêmes fondamentaux et aux mêmes réformes.

Et enfin, ce choix est non adapté à la réalité marocaine. Mettre en avant le fait que les grandes économies ont toutes prévu des dépassements importants par rapport aux niveaux habituels de leur déficit budgétaire pour défendre le recours du Maroc à la dette, revient à ne pas prendre en considération le fait que le Maroc est foncièrement différent, notamment de l’ensemble européen. Et ce non seulement par la nature et la profondeur du tissu économique, mais surtout par rapport à la différence des mécanismes dont ils disposent et qui leur permettent de disposer de moyens budgétaires énormes en fonds de secours et de soutien, en plus de banques centrales capables de lancer des programmes colossaux de rachats de la dette des Etats et d’injections de liquidités à outrance, voire même la capacité dans le cas de l’UE de mutualiser le risque et d’émettre une dette commune.

En conclusion, il est vrai que Sa Majesté le Roi que Dieu L’assiste a eu, dès le départ, la vision juste, en donnant ses Hautes instructions pour la création d’un fonds spécial pour la gestion de la pandémie, destiné à la prise en charge des dépenses de mise à niveau du dispositif médical, au soutien de l’économie nationale pour faire face aux chocs induits par cette pandémie, et à la préservation des emplois et l’atténuation de ses répercussions sociales. Sa Majesté a donné l’exemple par une contribution financière de 2 milliards de dirhams.

La création de ce fonds a également donné la voie à suivre : l’accompagnement des ménages et des entreprises doit se faire, en ce moment de crise, non pas par le recours au creusement des déficits publics et à l’explosion de la dette, mais plutôt par le recours à la solidarité nationale. C’est ce que prévoit d’ailleurs, pour ce type de circonstances, l’article 40 de la Constitution qui stipule que “tous supportent, solidairement et proportionnellement à leurs moyens, les charges que requiert le développement du pays, et celles résultant des calamités nationales et des catastrophes naturelles.”

Monsieur Akhannouch a lui-même souligné, à juste titre, que le Maroc a heureusement de bons fondamentaux et des finances publiques saines grâce à des années de gestion raisonnée et clairvoyante. Cela nous donne de la marge de manœuvre pour mobiliser plus de fonds, au besoin.

Une marge de manœuvre non pour s’endetter ou pour creuser le déficit, ni pour détériorer la qualité de nos finances publiques et hypothéquer les conditions d’une vraie reprise et l’avenir de nos générations futures, mais pour veiller ensemble à conserver nos fondamentaux, à bien gérer nos ressources et à faire travailler intelligemment toute l’équipe gouvernementale. Il ne s’agirait pas de “tout un chacun pour son secteur”, mais de tracer les priorités du moment et faire les redéploiements nécessaires en faveur des secteurs les plus touchés et les plus prioritaires, et faire une revue générale des dépenses pour annuler ou reporter celles dont l’urgence et la pertinence n’est pas avérée.

Ceci en ayant tous en tête que la dette d’aujourd’hui, avec laquelle on chercherait à soutenir les entreprises, se traduirait par des impôts et/ou de l’inflation demain, que les ménages et les entreprises payeront cher et dont notre croissance future pâtira.

وصدق الله العظيم إذ يقول في محكم التنزيل :  » وَالذِينَ إِذَآ أَنفَقُواْ لَمْ يُسْرِفُواْ وَلَمْ يُقْتِرُواْ وَكَانَ بَيْنَ ذَٰلِكَ قَوَاماٗۖ « 

سورة الفرقان الآية 67

Ceux qui, quand ils dépensent, ne sont ni prodigues ni avares, mais se tiennent au juste milieu (entre ces deux extrêmes)” – Sourate Le Discernement, Verset 67