Lundi 6 avril
Jour 21
Depuis que je suis confinée, j’écoute énormément de musique. Toute la journée. Tous les jours. Je ne sais pas si c’est pour meubler le silence ou pour cacher les sirènes des ambulances de plus en plus présentes. Sûrement un peu des deux. Pour adoucir l’angoisse de ces temps.
Tous les soirs, le nombre de contaminés et le nombre de morts sont égrenés. Tous les soirs, la présence morbide de la pandémie est plus forte que la veille. Partout dans le monde, le nombre de victimes augmente.
Je pense à ceux qui partiront seuls.
Je pense à ces filles, à ces fils, à ces épouses, à ces maris, à ces parents, à ces amis ; à tous ceux qui ne diront pas adieu à l’un des leurs.
Je pense à ceux qui n’enterreront pas leurs morts.
Je n’ose imaginer dans quels abysses j’aurais sombré si quoi que ce soit m’avait empêchée d’accompagner mon père à sa dernière demeure. Si j’avais été empêchée de pouvoir essayer de faire en sorte avec mes mains que la terre lui soit légère.
Je pense à ces deuils que j’imagine impossibles.
Je pense à ceux qui partiront seuls, dans le bruit des machines de réa’. Sans une voix familière pour avoir moins peur. Je pense à ces soignants déjà submergés qui prennent le temps de ces derniers moments d’humanité.
Je pense aux morgues saturées. À ces cercueils entreposés dans une patinoire madrilène. Et à toutes ces familles meurtries.
Je pense aux cimetières que plus personne ne vient fleurir.
Alors je me dis que j’ai de la chance.
J’ai la chance d’avoir un toit et des fenêtres qui laissent passer le soleil.
J’ai la chance que les gens que j’aime aillent bien. J’ai la chance d’avoir une famille qui partage de l’amour et des blagues sur WhatsApp. J’ai la chance d’avoir des amis avec qui je parle d’autre chose que de confinement, avec qui je ris, avec que je trinque derrière un écran.
J’ai la chance qu’une dame m’ait remerciée de lui avoir fait des courses avec les Notes sur la mélodie des choses de Rilke. Sans rien savoir de ma vie, cette dame a modifié ma manière de penser ce qui est pourtant mon métier, le théâtre. Je me dis que ce hasard, c’est forcément une chance.
J’ai la chance que ma voisine m’ait invitée à découvrir les Métamorphoses d’Ovide en les déposant sur mon palier. J’espère être à la hauteur de l’invitation.
Par la poste, sur mon palier ou dans un ascenseur, j’ai reçu des livres, du gingembre frais, du vin et quelques jolis mots.
J’ai la chance d’avoir de la douceur en ces temps de guerre.
Alors j’en profite. J’en profite pleinement parce que j’ai conscience que tout peut basculer, très vite. J’en profite parce que je ne sais pas pour combien de temps encore j’aurai la chance d’être épargnée.