En 1996, une campagne d’assainissement frappait les milieux d'affaires marocains

Alors que certains médias prédisent une campagne d’assainissement à la prochaine rentrée, retour sur la dernière opération du genre menée en 1996.

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Le 15 août dernier, le journal arabophone Assabah titrait : “Des arrestations attendent des accusés de détournement de fonds publics”. Selon des sources citées par le quotidien, “des arrestations à grande échelle auront lieu après les vacances judiciaires”Assabah affirme même que c’est un “séisme qui attend le gouvernement de Saad Eddine El Othmani, séisme qui frappera des ministres et des dirigeants d’institutions publiques, qui ont occupé ces fonctions depuis plus de 10 ans”.

Selon le quotidien, la liste des accusés comprend “des représentants du gouvernement, des anciens et actuels parlementaires, des directeurs d’institutions publiques, des sous-traitants et des propriétaires de bureaux d’études”. L’information a depuis été relayée par de nombreux médias nationaux et internationaux.

La dernière campagne d’assainissement a eu lieu il y a vingt-trois ans. Voulue par Hassan II et conduite par Driss Basri, l’opération devait cibler des hommes d’affaires accusés de contrebande et de corruption. Elle instaura la terreur dans les milieux d’affaires et menaça la stabilité de l’économie nationale. Retour sur une opération mains propres qui a dérapé.

Un roi sous pression

Nous sommes en 1995. Le royaume sort du programme d’ajustement structurel qui a duré dix ans (1983-1993). Le Maroc est encore surveillé de près par les instances financières internationales. Malgré les douloureuses réformes consenties par le pays, un rapport de la Banque mondiale juge que “l’économie marocaine reste gangrenée par la corruption et la contrebande”. Le document pointe aussi du doigt une administration jugée “pléthorique et inefficace”, une “justice inféodée et corrompue”, ainsi qu’un système éducatif en faillite. Se basant sur ce constat, Hassan II prononcera cette célèbre phrase devant le parlement : “Le Maroc est au bord de la crise cardiaque”.

Le souverain doit réagir, et vite. Ministre de la Justice dans le gouvernement Filali II, Abderrahmane Amalou raconte au site Alaoual qu’en juin de la même année, le souverain l’a convoqué aux côtés de trois autres ministres pour une réunion à huis clos. Durant cette entrevue, le souverain demande au Premier ministre de mettre en place une opération contre les lobbies de la contrebande. Abdellatif Filali prétextera que son état de santé ne lui permet pas de gérer un tel dossier.

A la même période, Hassan II rencontre aussi le directeur général des Douanes Ali Amor. Ce dernier lui soumet un rapport détaillé sur les pratiques de contrebande. Le document est accompagné d’une liste de huit noms d’hommes d’affaires qu’il faut cibler en priorité. Début décembre 1995, le roi déclare en conseil des ministres : “Je vous ai réunis aujourd’hui pour discuter d’un sujet important, et si on ne le règle pas tout de suite les choses vont empirer”.

Le souverain ajoute : “l’opération qu’on va mener est du ressort du Premier ministre, et c’est à lui de l’organiser et de la suivre, mais puisque Filali a refusé de conduire l’opération en prétextant son état de santé, alors c’est moi qui vais en assumer la responsabilité. J’ai donc décidé que c’est Si Driss (Basri, ndlr) qui va s’occuper de la préparation technique de l’opération, puisqu’il est à la tête d’un secteur central et qui intervient dans l’économie à travers les services économiques des wilayas et communes, et qu’il a le pouvoir d’intervenir dans d’autres secteurs, parmi lesquelles la douane. Il sera accompagné dans la commission qui se chargera de l’opération de Driss Jettou et Mohamed Kabbaj.”

La méthode Basri

L’opération est lancée le 25 décembre 1995. La police arrête des hommes d’affaires comme David et Simon Chetrit, accusés de contrebande de tissu, Nabil Tber, accusé de  détention d’articles d’ameublement et de décoration non déclarés, ou encore Mohamed Moncef Bennabderrazik, pharmacien accusé d’importer des produits contaminés. Des interrogatoires musclés sont menés par les éléments de la police judiciaire ainsi que par agents de la DST. Selon la Gazette du Maroc, certains cas de torture sont aussi constatés. Le pharmacien Benabderrazik aura ainsi un membre fracturé durant son interrogatoire.

D’après la même source, Driss Basri s’appuie exclusivement sur le ministère de l’Intérieur pour établir les listes des accusés. Les noms sont proposés par les walis et les gouverneurs avec la contribution des moqadems, des cheikhs, des caïds, ainsi que des services de renseignement. L’Association marocaine des droits humains (AMDH) est la première à réagir à l’opération. L’association envoie le 26 janvier 1996 une lettre ouverte au ministre de l’Intérieur, dans laquelle elle évoque des violations dans les opérations de fouilles, d’arrestations et de jugements.

La campagne s’accélère. Le 28 janvier, la police arrête 21 hauts fonctionnaires. Parmi eux, Ali Amor, le directeur général des douanes et auteur du rapport sur la contrebande soumis au roi. Son prédécesseur à la tête des douanes, Jaï Hokimi Hammad, sera aussi écroué. Les deux  hommes seront poursuivis pour complicité dans la contrebande, dissimulation d’actes frauduleux et destruction de documents. Ali Amor écopera d’un an de prison ferme alors que Jaï Hokimi Hammad sera condamné à deux ans de prison ferme.

La dérive autoritaire

Au total, 1.285 personnes sont arrêtées. Pendant l’opération, Mohamed Ziane, ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des Droits de l’Homme, présente sa démission. “J’ai claqué la porte parce que j’avais interpellé le gouvernement sur une campagne décidée par quatre ministres, Jettou, Kabbaj Basri et Amalou, sans concertation avec les autres membres du gouvernement. De plus, le SMIG en matière de justice n’a pas été respecté”, s’indigne l’avocat.

La campagne installe un climat délétère dans les milieux d’affaires. Abderrahmane Amalou, ministre de la Justice dans le gouvernement Filali II, confie au site Alaoual que : “Les gouverneurs n’ont pas fait correctement le travail, et certains d’entre eux ont profité de l’occasion pour régler des comptes ou s’enrichir de manière illégale”. Il poursuit: “La campagne devait au début protéger les intérêts de l’Etat, mais elle a dérapé. Je pose la question : Basri était-il au courant de ce que faisaient ses gouverneurs ? Ma réponse est que Basri n’avait pas besoin des millions de centimes extraits par certains gouverneurs pour fermer les yeux sur des hommes d’affaires, des montants compris entre 30 et 70 millions de centimes”.

Désamorcer la crise

Pendant ce temps, des milliers de conteneurs s’entassent dans le port de Casablanca parce que leurs propriétaires refusent de les retirer de peur de devenir une cible de la campagne d’assainissement. Ainsi en février, 6.000 conteneurs, dont 4.000 à l’importation, sont restés bloqués au port tandis que le terminal de stockage ne peut contenir au maximum que 4.500 conteneurs, dont 2.000 à l’import.

Les revenus du port, un des plus grands contributeurs aux caisses de l’Etat, sont tombés en dessous de 30 millions de dirhams quotidiens alors qu’ils oscillaient entre 50 et 60 millions de dirhams avant le lancement de la campagne. Les stocks de céréales disponibles dans les minoteries ne suffisent plus que pour quelques jours. Pour sortir de la crise, le roi Hassan II tient une réunion le 25 mars 1996 avec les membres de la CGEM. Le souverain appelle à une nouvelle charte entre l’Etat et les entreprises pour combattre la corruption dans les institutions publiques.

Le chapitre sera définitivement clos le 16 octobre 1997, lorsque le roi prononcera une grâce en faveur des condamnés de la campagne d’assainissement.