Ancien éditorialiste du défunt Attajdid, porte-étendard des positions du PJD et de son aile idéologique le MUR, membre du conseil national du parti et auteur de plusieurs publications, dont un livre en 2018 sur le « séisme politique », Bilal Talidi revient dans cet entretien sur la crise qui divise le PJD au sujet de la loi-cadre sur l’éducation, la place de Benkirane au sein du parti, le long bras de fer avec l’Etat et les chances du PJD aux prochaines législatives.
TelQuel : Le vote de la loi-cadre sur l’éducation par les parlementaires du PJD a attisé la colère d’Abdelilah Benkirane. A tel point que le chef du groupe parlementaire, Driss Azami El Idrissi, a démissionné après un « tir de sommation » de l’ancien chef du gouvernement sur Facebook. A-t-on désormais affaire à une direction bicéphale au PJD ?
Bilal Talidi : Je ne vois pas les choses ainsi. Non, il n’y a pas deux têtes car il n’y a qu’une seule institution qui dispose de la légitimité démocratique. Mais, dans des affaires sensibles liées notamment à l’identité, si ce n’est pas tranché, la direction du parti ne doit pas prendre la décision toute seule. La décision de voter en faveur de la loi ne devait pas, en l’occurrence, appartenir au secrétariat général du parti mais à un organe plus important. Dans l’histoire du PJD, toutes les questions sensibles et déterminantes qui sont susceptibles de menacer l’unité du parti ont été tranchées par des instances plus grandes : il y a le parlement du parti, le congrès…
Dans ce cas précis, j’estime que la direction du parti s’est trompée en limitant la discussion au secrétariat général. Lorsque le PJD vote, il engage tout le monde et non seulement le secrétariat général. Ce sujet devait être débattu au sein du Conseil national. C’est ce qui explique les sorties de Benkirane sur la loi-cadre. Chaque fois, d’ailleurs, qu’il voit qu’un danger menace le parti, il sort de son silence.
Mais comme le PJD est un parti qui disposent d’institutions, pourquoi Abdelilah Benkirane préfère-t-il s’exprimer sur Facebook au lieu d’en débattre avec les responsables au sein des organes prévus à cet effet ?
Il est devenu un simple membre du conseil national. Il n’est pas membre du secrétariat général, lequel n’a pas jugé utile de renvoyer la question devant le parlement du parti. Puis, Benkirane a le droit de s’exprimer, comme tout le monde.
Il en est autrement, en revanche, de Driss Azami El Idrissi, qui devait, selon le règlement du PJD, s’en tenir à la décision de son parti, même s’il ne la cautionne pas. La question de la langue d’enseignement est-elle à ce point exceptionnelle pour bouleverser les fondements du parti ?
Il n’a pas donné les raisons de sa démission. Il les a données probablement aux personnes à qui il l’a adressée, mais il est clair qu’elle est liée à la loi-cadre car le SG a demandé au groupe parlementaire de voter en faveur de la loi. Azami avait un autre avis, car il estime que sujet devait être débattu au Conseil national. Il a donné sa démission pour éviter d’en porter la responsabilité en tant que chef du groupe parlementaire.
Le parti vit-il une crise ?
Il y a une crise au sein du parti et elle ne fait que s’approfondir. J’ai fait un article qui retrace les grandes phases de cette crise en commençant par l’acceptation de l’USFP dans la majorité jusqu’au le vote de la loi-cadre. Plusieurs dossiers ont été mal gérés par l’actuel secrétaire général du parti. Lorsqu’Abdelilah Benkirane a été limogé en attendant qu’une nouvelle personnalité du parti soit désignée par le roi pour lui succéder [comme chef de gouvernement], il a appelé à une réunion du conseil national. Certains lui avaient rétorqué que le roi pouvait nommer quelqu’un avant la date du conseil national. Sa réponse était que les deux sujets devaient être débattus au Conseil national. En renvoyant ce genre de question au parlement du parti, on éponge les conflits.
Le problème avec El Othmani, c’est qu’il était incapable de porter la question de la loi-cadre devant le conseil national parce qu’il était incapable d’expliquer les vraies raisons de sa position. Les vraies raisons qu’il doit nous exposer, c’est que l’Etat veut faire passer cette loi coûte que coûte et que, si le PJD s’y oppose, il va entrer en confrontation avec l’Etat. Il doit le dire pour que ça devienne une donnée dans l’équation. Lors du dernier congrès, Benkirane avait fait un long discours sur les principes du parti. Parmi lesquels celui de prendre en compte les pressions, mais sans les laisser nous gouverner. C’est-à-dire que la pression devient simplement une donnée à intégrer dans l’évaluation et l’analyse de la situation. C’est ce principe-là qui fait l’indépendance du parti. En clair, ce n’est pas parce que l’Etat veut quelque chose que l’on doit nécessairement obéir.
Pourtant, Abdelilah Benkirane n’avait pas respecté ce principe en 2011 en décidant de ne pas participer au mouvement du 20 Février et en se gardant de porter le sujet devant le conseil national, bien que de grandes figures du parti, Mustapha Ramid ou Saâdeddine El Othmani, avaient choisi de battre le pavé.
Oui, certaines personnes n’avaient pas respecté cette décision du secrétariat général. C’était effectivement au parlement du PJD de décider s’il fallait y participer ou pas. Cela dit, le sujet du 20 février était de la plus haute importance, certes, mais il ne touchait à l’identité ou aux fondamentaux du parti. C’était politique. J’ai vécu cette période. C’était particulièrement sensible, il fallait prendre une décision rapidement. Or, pour réunir le conseil national, il fallait 15 jours. Et on n’avait pas le temps. La situation risquait à tout moment de s’enflammer.
L’histoire du PJD est faite de compromis et de négociations. La reconnaissance de la commanderie des croyants, la création du parti, la participation aux élections, la gestion de la crise post-attentat de 2003… Cette malléabilité constitue même son ADN. Pourquoi la loi-cadre sur l’éducation divise-t-elle autant le parti ?
Oui, le parcours du PJD est basé sur la concession et le compromis. Mais un acteur politique, lorsque le rapport de force est en sa faveur, cherche à vous contenir totalement. Comment y répondre ? Suivre sa stratégie et se dissoudre ou interagir pour l’intégrer dans votre propre stratégie ? L’Etat, de 2003 à 2007, a tenté d’affaiblir le PJD en mettant à chaque fois la barre plus haut. Le parti a réagi en faisant des révisions et des concessions. Cela n’était pas dicté par la stratégie de l’Etat, mais par sa propre sa vision qui prenait en compte la stratégie de l’Etat. Le parti cède parfois lorsqu’il est mis dans une situation telle qu’il faut céder, mais, lorsque les pressions augmentent, il faut savoir mettre un seuil, des limites. Aujourd’hui, il y a des concessions sans aucune vision. Résultat : depuis 2017, le PJD ne fait que régresser. A chaque remaniement, par exemple, il y a de nouveaux équilibres qui s’installent, au détriment du parti
Cette crise interne, combinée au rejet des acteurs politiques par les citoyens, risque-t-elle de précipiter la chute du PJD aux élections de 2021 ?
Cela dépendra des prochaines évolutions, comme le remaniement par exemple. Des ministres du PJD vont-ils partir ? Comment réagira-t-il le cas échéant ? C’est ce qui va déterminer son poids. Il y a quelques mois, je me disais qu’on serait premiers en 2021, mais avec moins de sièges et de voix qu’en 2016. Ma lecture a changé depuis. Si le remaniement vise le PJD ou remplacer des politiques par des technocrates, cela va porter un coup dur à la politique de manière générale. Le taux de participation risquerait ainsi d’être faible en 2021 et le PJD peut essuyer des votes-sanction.