Deux visages familiers. L’un, yeux espiègles entourés de petites lunettes rondes noires. L’autre, l’air plus autoritaire, un peu plus jeune, aussi. C’est la cinquième campagne électorale du chef de l’État sortant Muhammadu Buhari, âgé de 76 ans, dirigeant militaire dans les années 1980. C’est la quatrième pour le principal candidat de l’opposition, Atiku Abubakar, âgé de 72 ans, vice-président de 1999 à 2007.
Samedi 16 février, plus de 84 millions de personnes iront voter. Enfin, en principe. À en croire les médias nigérians et internationaux, peu se rendront aux urnes, désabusés par une élite sclérosée. Les jeunes, surtout, qui représentent près de 60 % de la population nigériane. Amina Yuguda, journaliste pour la BBC, explique : « Beaucoup de jeunes sont mécontents, principalement à cause des difficultés économiques et du chômage. Malheureusement, les deux principaux candidats à l’élection présidentielle ont plus de 70 ans ». Le taux de chômage chez les jeunes Nigérians se situe autour de 38 %.
« Les jeunes croient que leur vote ne compte jamais vraiment. Ils sont convaincus que les politiciens se frayeront toujours un chemin en manipulant les élections », explique Céleste Ojatula, membre de VOICE2REP, un programme pour inciter les jeunes Nigérians à voter. « Dans ma musique, je parle des problèmes de gouvernance et essaye de proposer des solutions », poursuit-elle. Comme la jeune femme, une dizaine d’artistes nigérians offrent des concerts indie ou rap en amont des élections, où la carte d’électeur fait office de ticket d’entrée.
Ceux qui espéraient un plan B — un président qui, contrairement aux deux principaux candidats, ne soit pas un homme, musulman, âgé de plus de 70 ans, et issu de l’ethnie peule — sont déçus. Ces particularités s’expliqueraient par un système de rotation du partage de pouvoir, non officiel, entre le nord musulman et le sud chrétien, tous les deux mandats. C’est aujourd’hui au tour du Nord.
Les autres candidats à la présidentielle — et ils sont plus de soixante-dix — n’ont qu’une maigre chance de s’imposer, n’ayant ni des fonds comparables aux deux partis qui gouvernent depuis la fin du régime militaire en 1999: le Parti populaire démocratique (PDP, opposition) et le Congrès des progressistes (APC) au pouvoir depuis 2015. La concurrence ne dispose pas non plus de leurs réseaux de clientélisme.
Montée des tensions
« Tous les partis organisent des rassemblements de dernière minute » pour draguer quelques électeurs, relate Céleste Ojatula, depuis son pays natal. « Les élections sont le jour du jugement des dirigeants corrompus ». C’est sans compter la force des réseaux 2.0. Amina Yuguda, journaliste pour la BBC, explique : « Il y a eu une très forte intensification de l’activisme sur les réseaux sociaux concernant la nécessité pour les jeunes de voter ».
Céleste Ojatula raconte avoir reçu un message incitatif de la part de l’INEC, la commission électorale nationale indépendante, mise en place en 1998 pour organiser les élections au Nigéria. « Sur Twitter, on dit aux gens de ne pas vendre leurs votes. Les Nigérians n’ont jamais été aussi conscients de ce qu’ils doivent faire », poursuit la jeune artiste.
Dans un pays où près du quart de la population active est au chômage, l’achat de votes n’est pas nouveau. En 2018, lors de l’élection du gouverneur de l’Etat d’Ekiti, dans le sud-ouest du pays, les deux principaux partis avaient été accusés d’offrir aux électeurs entre 3.000 à 5.000 nairas (entre 80 et 130 dirhams) pour obtenir leur voix. « En ce moment, l’atmosphère est assez tendue. Pas violente, mais tendue », reconnait Céleste Ojatula.
Et la remontée fulgurante de Boko Haram, que Muhammadu Buhari avait promis d’éradiquer, pèsera pour sûr dans les élections. Déjà, le 14 février, le groupe jihadiste a attaqué le convoi militaire du gouverneur de l’Etat du Borno, qui se rendait à un meeting électoral dans le nord-est du pays. Quatre personnes ont été tuées : deux soldats et deux civils. Des militants du parti au pouvoir auraient également été enlevés par les jihadistes.
Gazoduc en jeu
Muhammadu Buhari et Atiku Abubakar ont tous deux promis de s’attaquer en premier lieu au chômage endémique. Le président sortant, pour qui « l’éducation est une priorité », a déclaré que l’expansion d’un programme national de formation professionnelle pourrait générer plus de 15 millions de nouveaux emplois.
De son côté, Atiku Abubakar souhaite booster le secteur privé pour créer de la croissance et de l’emploi, à coup de privatisations, notamment de la société pétrolière d’État, et de la création d’un fonds de 25 milliards de dollars destiné à soutenir les investissements dans le secteur privé.
Pour le Maroc aussi, ces élections sont importantes, primordiales même. Les relations avec la première puissance économique du continent sont déterminantes pour le pays. Des relations qui n’ont pas toujours été un long fleuve tranquille, en particulier lors de la présidentielle de 2015 avec Goodluck Jonathan. Muhammadu Buhari à la tête du Nigéria, c’est l’assurance d’une continuité sur les dossiers du Sahara, de l’adhésion à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et du gazoduc reliant le Nigéria au Maroc pour rejoindre l’Europe.
En juin 2018, Muhammadu Buhari effectuait sa première visite officielle au Maroc — une première pour un président nigérian — pour dessiner les contours de ce fameux mégaprojet de gazoduc dont on parle depuis 2016, qui devrait permettre de répondre aux besoins des pays traversés et de l’Europe « au cours des 25 prochaines années ». Amina Yuguda, journaliste pour la BBC, assure : « Le projet de gazoduc entre le Nigéria et le Maroc pourrait être bloqué si le président actuel n’est pas réélu ».