Capharnaüm : village de pêcheurs de l’ancienne province de Galilée, sur la rive nord-ouest du lac de Tibériade, dans l’actuel Israël. Cité seize fois dans les évangiles. Désigne un lieu de grande pagaille, renfermant beaucoup d’objets entassés pêle-mêle, un endroit de grand désordre…”, dixit Wikipédia.
Enfance volée
Zain est un jeune garçon d’à peu près douze ans — ses parents ont oublié de le déclarer en temps et en heure. Aîné d’une fratrie trop nombreuse. Habitat précaire. Il travaille durement pour ramener sa part. Ses jeunes frères et sœurs aussi. Zain a une tendresse particulière pour Sahar. Il s’inquiète vivement pour elle lorsqu’il se rend compte qu’elle a ses premières règles. Il sait la cupidité de ses parents. Ces derniers vont “vendre” la fillette à Asaad, un jeune commerçant voisin, qui se trouve être à la fois leur proprio et l’employeur de leurs enfants. Et ce, malgré les protestations les plus désespérées de Zain. Dégoûté, celui-ci fugue. Errance dans les bas-fonds de Beyrouth. Caméra à l’épaule, Nadine Labaki nous entraîne — nous traîne de force parfois — dans les rues des quartiers pauvres, très pauvres de la capitale libanaise. Loin, très loin, du Beyrouth bling-bling et frelaté des cabarets et du showbiz auquel nous a habitués une certaine production audiovisuelle, si lourde. Quartiers peuplés d’une faune hybride, constituée de braves commerçants, de ménagères mégères, mais aussi de trafiquants en tous genres, de réfugiés de guerre et d’immigrés clandestins.
Rahil est une jeune Éthiopienne, ayant perdu son emploi de bonne à tout faire à cause d’une grossesse inopinée. Elle prend en affection Zain qu’elle héberge dans son taudis. Il va lui garder ce bébé qu’elle ne peut montrer, sous peine d’expulsion. Burlesques, pathétiques, les scènes de vie, entre l’enfant et le bébé sont parmi les plus réussies de ce film où la quasi-totalité des acteurs, issus d’un casting sauvage, interprètent des personnages très proches de leur réalité. La direction d’acteurs de Nadine Labaki est tout simplement époustouflante. La justesse du jeu, des situations, des dialogues, des décors, comme des costumes, font de Capharnaüm un long-métrage très proche du documentaire. Bien au-delà du néoréalisme cinématographique traditionnel. On est bien obligé de reconnaître que cette grande bourgeoise chrétienne libanaise qu’est apparemment Nadine Labaki — le générique du film nous informe qu’elle s’est réservé les services d’un coiffeur et d’un maquilleur perso, pour les besoins d’une courte apparition, en tant qu’avocate de Zain — a consciencieusement étudié, de très près et avec une grande humanité, les milieux déshérités qu’elle dépeint.
Une habituée des marches cannoises
Avant de recevoir le Prix du jury de Cannes 2018 pour Capharnaüm, Labaki avait déjà été présente au prestigieux festival en 2007, avec Caramel, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, et en 2011, avec Et maintenant, on va où ?, Prix du jury œcuménique. La critique internationale a souligné, avec enthousiasme, la veine romanesque, à caractère fortement social, de Capharnaüm. Beaucoup ont évoqué sa filiation appuyée avec les chefs d’œuvre de la littérature du XIXe siècle que sont Les Misérables de Victor Hugo et Oliver Twist de Charles Dickens, mais également le film fondateur de Charlie Chaplin, The Kid. Certains, parmi les plus sévères, lui ont fait grief d’une certaine propension à vouloir tirer la larme du spectateur, coûte que coûte. Lacrymale ? Misérabiliste ? C’est faire injustice à cette véritable œuvre cinématographique — certes quelque peu pesante et longuette — que de la réduire ainsi. Capharnaüm est un long poème, un poème visuel, un poème choc. Labaki filme ses personnages au plus près. C’est rythmé, en même temps que répétitif, souvent frénétique. Au point de nous en donner, parfois, le tournis.
À intervalles réguliers, après de longues plongées dans cet univers étouffant de drames, la réalisatrice nous offre quelques répits : des plans larges, filmés au drone, qui nous permettent de sortir la tête de l’eau. Autre ponctuation : quelques scènes éminemment poétiques, teintées d’humour, telle la rencontre de Zain avec l’improbable “Cafard man”, misérable cousin oriental de Spiderman. Ou encore, les explications fantaisistes qu’avance le garçon pour justifier la différence de couleur de peau entre lui et son prétendu jeune frère, le bébé éthiopien : leur mère aurait bu trop de café durant sa grossesse ! On craque sur cette scène, mémorable, où l’on voit Zain, à l’aide d’un miroir ingénieusement placé à la fenêtre du gourbi, capter les images d’un dessin animé télévisé qu’il double, en son langage ordurier d’enfant de la rue, à l’intention du bébé. Nous ne vous raconterons évidemment pas, ici, le scénario aux nombreux rebondissements, bien enchaînés les uns aux autres, encore moins la fin, certes improbable, mais si bien amenée qu’on se surprend à l’applaudir, en essuyant, furtivement, une larme. Méli-mélo.
Double happy-end
Capharnaüm de Nadine Labaki est un long poème, un poème visuel, un poème choc
Le rôle de Zain est interprété par Zain Al Rafeea, un jeune Syrien arrivé au Liban à l’âge de sept ans et repéré par la réalisatrice dans les rues de Beyrouth. Dans le film, les choses finissent bien pour lui. Dans la réalité, encore mieux. L’enfant et sa famille sont accueillis, aujourd’hui, en Norvège, par les bonnes grâces du HCR (Haut commissariat aux réfugiés). En huit semaines à l’affiche, Capharnaüm a fait plus de 150 000 entrées au Liban. En France aussi, il fait un beau carton, avec 250 000 entrées. Le film représentera le Liban aux prochains Oscars, catégorie du meilleur film en langue étrangère. Il aura, pour son très relatif malheur, comme principal concurrent, Roma d’Alfonso Cuaron, lequel vient de le battre, le week-end dernier, dans le cadre des non moins prestigieux Golden Globes. Ce sera en février. En attendant, vous pouvez, vous devez, aller vous faire une opinion sur ce film dur mais nécessaire, actuellement en salle au Maroc.