Derrière les murs colorés d’une école primaire de Laâyoune, les lumières blanches restent allumées après 19h. Les derniers enfants sortent main dans la main avec leurs parents, et une fourgonnette blanche équipée de rideaux se gare au milieu de la cour de récréation. En descendent Hamza, Khalid, Khadija, Kawtar et Aïcha. Tous des “enfants de la Lune” atteints de la maladie Xéroderma Pigmentosum. Impossible pour eux de s’exposer aux rayons UV du soleil, au risque de développer des cancers de la peau et des yeux. Alors ils vont à l’école la nuit, de 19h30 à 23h, où des cours de primaire leur sont ouverts depuis plus de dix ans. En cette soirée du 15 février, le directeur provincial de l’éducation nationale de Laâyoune, Mbarak Al Hansali, les accueille pour inaugurer les cours de collège, qui démarreront à la rentrée prochaine.
Khadija, 22 ans, est enroulée dans sa melhfa jaune, le visage et les bras tachetés, enduits d’une crème solaire qui la protège des rayons UV émis par les lampes artificielles. “J’ai commencé l’école primaire à 10 ans. Cinq ans après avoir arrêté, j’ai repris la semaine dernière pour préparer le collège”, se réjouit la jeune fille, de nouveau assise sur les chaises en bois face au tableau blanc. Toute la journée, elle a attendu enfermée chez elle, à l’abri des rayons du soleil, avec Hamza et Farah, son frère et sa sœur de 16 et 6 ans, eux aussi touchés par la maladie. “Cela change notre routine de venir ici le soir”, sourit Khadija, pendant que ses trois autres frères et sœurs vivent une “vie normale”. Avec son amie Aïcha, 21 ans, elle se concentre sur le cours d’histoire donné par un nouveau professeur qui fait partie des huit bénévoles qui s’alternent chaque soir pour donner des cours de physique, mathématiques, anglais, histoire-géographie, dessin et sciences. “Nous avons pris trois ans à regrouper ces professeurs”, avoue le directeur de l’école, Hamid Feth, qui a initié en 2007 les cours de nuit avec deux enseignants. “Bénévole, je donnais les cours de jour comme de nuit”, explique Ouaami Hammou, professeur de français. “Puis, en 2008, nous avons été nominés avec Nadia, professeur d’arabe, pour travailler uniquement la nuit avec ces enfants”, continue l’enseignant au regard doux envers ces élèves qu’il suit depuis 10 ans. “Plus que des professeurs, nous les accompagnons afin qu’ils intègrent la société. Eux aussi ont droit à l’éducation”, continue l’homme moustachu aux fines lunettes carrées.
L’éducation, priorité numéro 1
Laâyoune est la seule ville où les enfants de la Lune ont accès à des cours la nuit dans une école publique. Une bataille menée par Riyadi Sghira, présidente de l’association Les Enfants de la Lune de Laâyoune, qu’elle a créée en 2007, cinq ans après avoir découvert la maladie de sa fille Khaoula. “Un été, ma petite de deux ans avait les yeux rouges et des points noirs sur le front après une journée à la plage”, se rappelle Riyadi Sghira. “Un premier médecin a cru que c’était une allergie. Trois mois après, un autre de l’hôpital militaire a diagnostiqué cette maladie liée à la consanguinité”, affirme cette femme mariée à son cousin. Abdelhamid Barakat, professeur responsable du service génétique de l’Institut Pasteur au Maroc, précise que la consanguinité n’est pas la cause de cette maladie orpheline, mais en augmente la fréquence. “Dans les pays nord-africains, la fréquence est dix fois plus élevée qu’en Europe, atteignant 1 sur 100 000, à cause de siècles de mariages consanguins”, affirme-t-il. Si les gènes des deux parents sont mutés, même sans être atteints de la maladie, leurs enfants ont 25% de risque de la développer. “Chaque année, environ trois ou quatre enfants sont touchés, mais il n’existe pas de registre national et beaucoup ne sont pas diagnostiqués”, estime-t-il, insistant sur la nécessité pour le gouvernement de faire un plan maladie rare et de créer des centres de diagnostic pour reconnaître plus rapidement la maladie. Une association de solidarité avec les enfants de la Lune à Casablanca compte environ 400 cas reconnus dans le royaume.
A Laâyoune, Riyadi Sghira a recensé douze cas. “Parmi eux, cinq vont à l’école”, se réjouit fièrement l’infirmière de 51 ans enroulée dans sa melhfa bleue. “L’éducation a été l’une de nos priorités”, explique-t-elle. Mais elle veut aller plus loin pour aider ces jeunes qui se projettent difficilement dans le futur. Plusieurs de leurs amis sont déjà morts de la maladie, comme la sœur de Hicham, qui s’est battue pour passer son baccalauréat, malgré les risques d’aller au lycée la journée dans des bâtiments non adaptés. “Elle rêvait d’être professeure pour aider les enfants de la Lune. Elle a assisté les enseignants pendant quelques années avant de décéder à 22 ans”, se souvient avec émotion Mohamed Ali
El Ghali, membre de l’association. Pour lui, il est nécessaire de créer un centre provincial protégé de la lumière du jour pour accueillir des jeunes, malades ou non. “Ils pourraient y manger, dormir, faire du sport, étudier la journée et s’amuser le soir, comme tout le monde”, ambitionne Mohamed Ali El Ghalib. “Nous parlons de ce projet depuis longtemps sans qu’il ne bouge, faute de volonté politique”, ajoute Riyadi Sghira. En 2017, l’association a reçu 140 000 dirhams de la province, un budget qui leur permet de s’occuper de l’éducation des enfants et de couvrir leurs frais médicaux.
Elan de solidarité
Leila, 38 ans, vit avec sa grand-mère, sa fille Mouna, 20 ans et sa petite-fille Hiba, 3 ans. Dans cette très modeste maison de femmes, les trois plus jeunes sont atteintes de la maladie Xéroderma Pigmentosum. “Un jour, un médecin privé m’a demandé 1200 dirhams pour enlever trois boutons susceptibles de devenir des tumeurs cancérigènes. Je n’avais pas cette somme, je l’ai supplié mais il n’a pas flanché. J’ai demandé à ma fille de m’apporter un rasoir, du coton et de l’alcool désinfectant. Devant elle, j’ai arraché moi-même ces boutons”, raconte-t-elle en mimant le geste sous les yeux émus de Mouna. Leila a tardivement découvert sa maladie, “vers l’âge de 18 ans”, dit-elle. Faute de moyens, elle a continué à travailler au port sous le soleil et a arpenté la ville pour faire des ménages. Sa peau s’est abîmée, ses yeux aussi. Elle est devenue aveugle pendant plusieurs années, avant de retrouver la vue jusqu’à un mètre devant elle. Sa longue canne blanche à la main, la jeune femme, désœuvrée, divorcée et seule avec sa fille et sa petite-fille, découvre l’association, qui leur fournit tous les mois les crèmes préventives et finance leurs interventions chirurgicales.
“La plupart des malades ont des difficultés économiques et pas de couverture sociale”, explique Riyadi Sghira. Chaque mois, les crèmes solaires préventives coûtent 5000 dirhams à l’association. Les malades en mettent une fois le matin pour se protéger de la lumière artificielle intérieure, une autre fois le soir. Faute de protection, tous peuvent développer des cancers, qui commencent d’abord sur les lèvres et le nez. “Dans certains cas, les rayons du soleil s’attaquent au système neurologique et les jeunes deviennent invalides, sourds ou muets”, explique le professeur Abdelhamid Barakat. Même si le ciel est nuageux, “le mieux est de ne pas sortir la journée”, recommande Riyadi Sghira, ou alors munis d’habits de protection, d’une casquette, de lunettes et d’un masque anti-UV.
Khadija, dont la maladie a été découverte lorsqu’elle avait 8 ans, a déjà subi cinq interventions chirurgicales et doit en faire une autre sur son nez, couvert de taches foncées. Ses cadets Hamza et Farah ont pour l’instant réussi à y échapper. “Connaissant déjà la maladie, ils ont été diagnostiqués plus tôt et ne sont pas sortis de jour”, explique leur père, Salik Boujlal, surnommé Didi. Retraité de l’armée, le quadragénaire vêtu de sa djellaba jaune conduit le mini-van de l’association pour déplacer les jeunes à l’école, en excursion ou chez le médecin. Régulièrement, il accompagne Leila et Younes chez le psychologue. “J’ai tenté de me suicider plusieurs fois”, nous avoue la jeune grand-mère, désespérée de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de ses filles. Pour Mohamed Ali El Ghalib, membre de l’association, il est primordial de suivre l’état psychologique de ces jeunes : “C’est une vie amère, ils vivent comme dans une prison, sans travail et sans espoir. Notre défi est de les aider à rêver”.
Des rêves plein la tête
Derrière leurs lunettes, les visages tachetés de Kawtar et de Aïcha sont penchés sur leurs téléphones portables. Blotties dans de modestes canapés jaunes, les deux sœurs de 18 et 21 ans sont connectées avec le monde extérieur, pendant que leur père travaille au marché et que leur jeune frère non malade est en classe. “Nous avons un groupe Whatsapp des enfants de la Lune au Maroc pour discuter des difficultés quotidiennes et se donner des conseils”, explique Kawtar, plus jeune et plus bavarde. Couchées vers 3 h ou 5 h du matin, les deux filles sont en décalage avec le reste de la maison. “On se réveille vers 13 h pour aider notre mère mais on doit attendre les cours du soir dans la maison, dont les fenêtres sont barricadées et couvertes de filtres anti-UV”, explique Kawtar. Après les cours, la cadette aime sortir avec des copines devant la maison. “Moi, je n’ai pas d’amis, je préfère jouer avec les chats et discuter sur Internet avec des jeunes qui ont la même maladie au Maroc ou ailleurs”, raconte son aînée Aïcha, qui avoue que sortir la journée quand elle le souhaite lui manque. “Mon rêve ? Continuer le dessin et faire les beaux arts”, avance-t-elle timidement.
Mouna, mère divorcée de 20 ans, rêve d’ouvrir son propre salon de coiffure. Tous les jours à 14h30, elle va dans une école pour apprendre à coiffer, peigner, sécher et couper les cheveux. Le soir, elle prend le relais de sa mère Leila pour tenir jusqu’à minuit la petite boutique installée dans leur appartement en rez-de-chaussée, où le propriétaire a accepté de percer une fenêtre grillagée, à travers laquelle elle vend des cigarettes jusqu’à minuit. Le lendemain, sa mère reprend à partir de 7 h, la petite Hiba dans les pattes. “Je dois vivre comme tout le monde et assumer mes responsabilités”, explique la jeune grand-mère. Son rêve, c’est d’avoir leur propre maison et d’aller à La Mecque. “Mais c’est impossible, le soleil y est trop fort”, rigole-t-elle amèrement.
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